dimanche 22 février 2015

(Juste quelques mots - quand même)



Plus d'une demi-année maintenant qu'un nouveau cœur s'est installé dans mon corps, et que je porte en moi cette lumière invisible qui remplit tous mes jours. Plus d'une demi-année que dans le chuchotement de nos nuits s'écoule un compte à rebours de chaque minute, de chaque seconde, avant que nous ne soyons vraiment trois.
C'était l'été quand on a su, dans la chaleur bleue d'un dimanche, que tout recommençait, nouvellement, différemment, encore plus fou et plus fragile aussi. Depuis ce dimanche, j'ai constamment les mains posées sur mon ventre, les paumes tout contre ce petit cœur aux battements galopants; j'ai guetté les premiers sursauts, les premiers mouvements, la première rencontre à travers le rideau opaque et sensible de la peau, quand ce petit bout d'être s'est, pour la première fois, plaqué contre mes mains toujours présentes autour de lui.
Au début tout n'était que silence et mystère, mais j'ai senti, en bas à gauche, ce point niché dans mon ventre, cette sensation douce de nouvelles promesses. Nous n'avons rien dit d'abord – c'est pudique et prudent, un nouveau petit cœur.

C'est superstitieux aussi, un peu. On a du mal à célébrer cette nouvelle comme la première, on n'a pas, par exemple, ouvert de champagne, on n'a pas dit, les yeux brillants et la bouche timide, que l'on attendait un enfant et jusqu'à tout récemment, je ne voulais même pas prendre de photos. On se rappelle, malgré soi, qu'on ne peut toujours pas voir sans pleurer certaines autres images d'une autre grossesse que l'on oublie pas, malgré ce nouveau bonheur.
Tout est plus retenu, plus contenu, comme en sourdine. Pour protéger ce petits pouls-là, et pour se protéger soi-même aussi. On marche comme sur du feutre dans cette nouvelle espérance.

Et je suis chaque jour surprise de l'étonnant contraste entre ce silence ouaté et la force vive qui s'agite en moi. Cet enfant-là semble vouloir me dire à quel point il est vivant. Et sentir cette pulsation qui n'est pas la mienne, si familière et si étrange, qui s'agite au moindre contact, et même à la moindre de mes inquiétudes, répondant à mes prières les plus secrètes pour que la vie reste la vie – cette pulsation bat la mesure des mes journées comme un tambour qui n'en finirait pas d'appeler le bonheur.

*

Si les mots se retiennent, la symphonie qui court sous nos peaux bat son plein quant à elle. 








 

dimanche 1 février 2015

La non-histoire de coeur

 


Je peux écrire que des morceaux éparses de souvenirs sur ce type-là, je ne peux que le défaire de l'histoire qui pourrait se raconter, simplement parce que c'était pas une vraie histoire, c'était comme des bouts de rencontre nouvelle à chaque fois, des coïncidences de retrouvailles jetées à droite à gauche, au hasard, des choses qu'on se disait en secret, en douce, entre deux portes chez des amis, ses mains qui rampaient sous mes habits c'était furtif et fuyant et ça n'annonçait ni futur ni passé, c'était tout dans un présent qui avait l'air de jamais exister, qui avait l'air d'un secret qu'on serait les seuls à connaître lui et moi, mais qui ne nous rapprochait pas vraiment.


C'était ce genre de type qui ramasse les filles à la pelle, qui en fait des filles faciles ou des idiotes éperdues, à cette époque où le cœur est malformé, et qu'on a toujours ce sentiment que les garçons sont en position de force quand on fait l'amour qui n'en est pas.
Ces garçons-là, à cet âge-là, on sait jamais ce qu'ils pensent, s'ils vont nous aimer ou pas, s'ils vont nous trouver désirables un jour, ni si on en a envie d'ailleurs – mais on se demande quand même. Pis un soir où on a trop bu ça se déclare, on se dit mais c'est pas vrai, il flirte là, clairement il flirte. On se dit ça en se demandant si on veut aller là-dedans, si on va se laisser séduire, et on réalise toujours trop tard que quand on a cette pensée-là, c'est déjà cuit. Qu'on a déjà les pieds en plein dans une histoire qui en sera pas une, et qui pourra faire de nous cette fille facile qu'on n'aime pas être, ou cette brave gourde sentimentale qu'on déteste encore plus.
C'est l'adolescence ou ce qu'il en reste, qui s'égare encore dans nos poitrines.

*

Y a eu ce soir donc – d'alcool donc – qui a allumé des regards dans nos yeux, l'un pour l'autre.

On n'était jamais seuls, à cette époque on est jamais seul, il y a toujours la masse chaude et bruyante des amis qui se pressent contre nous, confusément et qui nous rend tellement vivant. On s'éclipsait parfois. Je savais pas encore si j'aimais ça, qu'il tienne mon cou dans sa main quand on dansait devant les autres. J'me sentais prise au piège, spécialement parce que j'aimais déjà sa peau et son odeur et le poids de son bras sur mon épaule, pis surtout sa façon de plisser les yeux quand il glissait sa langue entre mes lèvres. Mais j'aurai mieux aimé que ça se sache pas, sans doute.
Ou bien qu'il tombe clairement amoureux de moi.

Mais il tombait pas amoureux.
Et comme il est pas tombé amoureux, c'est devenu un jeu entre nous, qu'il fasse comme si il m'aimait bien, et que je fasse comme si j'en avais besoin. On jouait à qui cèderait le premier, lui avec le corps, moi avec le cœur. On était beaux joueurs, on se donnait toujours une chance d'être conquis.
Pis ça a commencé à se savoir un peu parmi nos amis. Je me souviens qu'on me demandait si on l'avait fait – coucher. On le faisait pas. Alors on me demandait si on sortait ensemble, ou quoi. On le faisait pas non plus.
On a fini par finir toutes les soirées ensemble, des fois même où il avait embrassé d'autres filles avant, quand elles étaient parties, celles qui allaient écrire dans leur journal avant de s'endormir que ce type-là les avait draguées, et qu'elles savaient plus où elles en étaient, avec des gros points d'interrogations sur la page et souligné en rouge. Exactement comme j'avais fait le premier soir, mais maintenant c'était différent.
Même si je savais pas bien où on en était.

*

Il a gagné une sacrée manche le jour où je l'ai laissé mettre ses mains sous mon tee-shirt et remonter d'un geste vif sous mon soutien-gorge, on était chez des copains, ça s'est passé dans le couloir et on est revenu comme si de rien n'était, mais tout le monde s'en foutait, pis surtout tout le monde savait bien qu'il se passait quelque chose, mais quoi, ça non on savait pas.
Peu de temps après ça, j'ai marqué des gros points à mon tour: il a commencé à me raconter des choses sur lui, au téléphone.
On a entamé une discussion longue de plusieurs mois par textos interposés, par coups de fil et sur le net. Il commençait toujours par des mini-fantasmes à deux-sous-six-piasses pour finir par me parler de lui, de plus en plus. Mais face à face on parlait jamais de ça. Face à face il n'y avait que nos corps.
Un jour il m'a dit qu'il était amoureux. Elle s'appelait Lucie.
J'ai trouvé que j'avais gagné: j'avais eu son cœur, même si son cœur était pas pour moi.

A partir de là on a commencé à se voir juste pour se voir, et pas seulement dans les soirées. Il venait avec son gros scooter jusque vers chez moi et on se retrouvait dans la forêt, j'habitais pas loin. On marchait sur les chemins bordés de buissons et de fougères et y avait toujours cette gêne entre nous, cette gêne des débuts, où on savait pas trop quoi se dire. Pis on finissait par rien dire, par s'asseoir côte à côte et alors il mettait son bras lourd sur moi, il passait son autre main sous mes habits, il allait lentement maintenant, jusqu'à mes seins qu'il caressait par-dessous le tissu. Je me débattais un peu, pour la forme, pour le jeu, parce qu'on avait toujours fait comme ça. Il ralentissait encore, il repartait et revenait jusqu'à ce que je le laisse faire. Il faisait ça bien et mes seins et mon ventre s'étaient habitué aux mouvements de ses doigts sur ma peau. Il plissait toujours ses yeux en m'embrassant et sa langue était douce sur la mienne. Il me renversait dans les feuilles mortes, les racines des grands arbres meurtrissaient mon dos – je m'en foutais. Il pressait contre moi son sexe endigué par ses habits et je sentais toute cette chaleur, tout ce désir, et j'avais envie d'abandon moi aussi.
Mais dès que ses doigts trouvaient la lisière de ma culotte, j'étais révoltée et je l'arrêtais vraiment. On restait étendus comme ça, avec sa main juste entre ma peau et l'élastique de mes dessous, son bras autour de mes épaules, et la forêt autour.
Alors je lui demandais où il en était avec la fille qu'il aimait. Il disait qu'il en était nulle part, qu'elle voudrait jamais de lui, il disait ça avec une voix de garçon fragile, et j'aimais ça parce que c'était rare chez lui.
Je notais plus rien dans mon journal, je collais dedans des bouts de feuilles, des morceaux d'écorce, des fleurs séchées que je ramenais de la forêt, chaque fois que j'y allais avec lui. Ma chambre se remplissait peu à peu de pommes de pin, de petits bouts de bois, de cailloux lisses et doux.

Je sais pas combien de temps ça a duré comme ça, ni qui avait gagné, au final. Sans doute nous deux, même si personne n'avait eu ce qu'il voulait au départ. Je sais pas ce qu'il pensait de ce nous qui existait même pas, mais je sais qu'y avait de la tendresse à cet endroit-là, qui est resté secret entre lui et moi. Et je me demande des fois ce que ça ferait, de faire l'amour avec lui. Je me demande, si un jour on se recroise, ce qu'on ressentira. Je crois qu'on sera comme deux vieux amis, avec des peaux qui frémissent pis qui se rendorment tranquillement.

*

Un jour la fille qu'il aimait a bien voulu de lui. Et j'ai écrit dans mon journal à quel point j'étais heureuse – et c'était vrai. 



  




dimanche 25 janvier 2015

Le bruit du monde - janvier



Il y a quelque chose de sidérant dans certaines nouvelles, qui fait qu'on ne se souvient plus précisément de ce qu'on faisait au moment où elles nous ont percutées. Il nous reste un semblant de souvenir, mais comme une bribe d'explication qui s'arrête à mi-chemin dans notre bouche.
Qu'est-ce qu'on faisait quand on appris, pour l'attentat ?
Je faisais un gâteau, je regardais des trucs sur facebook, le fil d'actualité défilait, un enchaînement ininterrompu de photos d'art, d'articles politiques mêlés de messages personnels : « qui sort ce soir ? », « je cherche un appart pour une semaine en Gironde, faîtes tourner ».
Je crois que c'est comme ça oui. Sur Facebook. Une amie qui poste « Qu'est-ce qui se passe chez Charlie Hebdo? ». Et je me demande, oui, qu'est-ce qui se passe ? Je passe à autre chose.
Un deuxième message m'alerte. Genre, des coups de feu, chez Charlie Hebdo.

Je continue mon gâteau, mais j'allume la radio. Je garde un oeil sur l'ordinateur, j'ai les mains pleines de farine.
A la radio, déjà, on ne parle que de ça. Et ce que j'entends me sidère.

Je ne sais pas quoi dire, qu'y a-t-il à dire ?
Depuis deux semaines, le pays a basculé de manière étonnante, et je ne reconnais plus personne – ou pesque.
J'ai passé deux jours à suivre l'actualité avec frénésie, sans pouvoir me concentrer sur autre chose. On doit tous avoir vécu ça, un peu.

Je me demande ce qui m'a le plus choqué. Si je devais, comme dans les mauvais films américains, participer à des séances de debriefing psychologique pour les gens frappés par un événement traumatisant, qu'est-ce que je dirais ? Je sais pas.
Est-ce que c'est la mort des dessinateurs dont les noms sont connus de tous, ici ? Est-ce que c'est la mort tout court ? Est-ce que c'est la violence de cette mort ? Est-ce que c'est la revendication des tueurs ? Est-ce que c'est le fait que ça se passe à Paris, dans un quartier où des gens que j'aime vivent et évoluent ? Est-ce que c'est la peur pour nos vies, qui semblent soudain toutes potentiellement menacées ? Est-ce que c'est la peur pour les réactions qui ne manqueront pas de venir, de toutes parts, de tous les groupes près à s'élancer avec ardeur dans les communautarismes les plus dangereux ? Je crois que c'est tout cela à la fois, oui.

Très vite les réseaux sociaux se sont enflammés, et tout le monde avait son mot à dire. J'ai fait comme tout le monde. Mais l'unisson des voix que j'ai entendu m'a effrayée; un pays qui n'a plus qu'un seul mot à la bouche, fut-ce celui de « liberté » me semble bayonné. D'autres voix se sont élevées, pour mettre en garde, pour nuancer, pour questionner, mais les gens libres n'ont pas voulu les entendre. Au nom de la liberté – les autres doivent se taire.
Une immense foule s'est élevée, marchant comme un seul homme sur les villes. Je l'ai suivie moi aussi. Mais sans pancarte, et sans mot d'ordre. Je n'aime pas les ordres. Et les hommes politiques qui marchaient en tête de cortège semblaient avoir soudain retrouver une nouvelle et étonnante légitimité, brillante comme un sous neuf, même les plus critiquables d'entre eux. Un beau vernis sur leur costume plein du sang des guerres qu'ils mènent à travers le monde.

A mesure qu'elle s'est amplifiée, je me suis questionné sur cette voix qui crie pour couvrir toutes les autres, et qui dénoncent ceux qui ne pensent pas comme elle.
La télévision, que nous avons rallumée et dépoussiérée pour l'occasion, elle aussi, tous les soirs, est Charlie. Et ça m'inquiète. Je l'ai rendue à son silence, d'où je n'aurai pas dû la tirer.
La société découvre, horrifiée, que certains de ses membres ne partagent pas toutes ses valeurs, et sont prêts à les discuter. On est, par exemple, choqués que des enfants soient choqués par le contenu d'un journal satirique, dont le but a toujours été d'être … choquant. Et ça tourne en rond: les adultes affolés crient au scandale, parce que les enfants ne veulent pas se taire, symboliquement. Parce qu'ils ont des questions. On les expulse des classes, pour mauvaise conduite, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est que la démocratie. Et l'on se demande, entre gens bien-pensants, où l'on va avec tout ça.

*

J'ai fini par baisser le rideau des réseaux sociaux, parce que ce cri, au bout de quelques jours, a glacé mon sang. Et la consternation a remplacé peu à peu la sidération et l'horreur.

Même entre nous, nous ne sommes pas d'accord. Même avec moi-même, je ne suis pas d'accord.
J'y pense en observant mon chien que le grand air ébouriffe, et je l'envie de n'avoir pas d'autre passion que de courir après les oiseaux qui se posent dans les prés fauchés. L'humanité est harassante et tellement bruyante.

Parfois, j'aimerai pouvoir écrire non pas pour dire, mais pour me taire, pour reconstruire des ilots de silence et de paix entre les gens, pour tracer une frontière à partir de laquelle il n'y aurait plus ni violence, ni heurt, ni combat. Pour faire l'éloge de la douceur.

Je n'aime pas fermer les yeux sur le monde qui m'entoure, mais après l'avoir longuement regardé en face ces jours-ci, j'ai envie de fermer sans un bruit ma porte, et de m'enfouir sous les couvertures avec toi, avec seulement le chant de ton souffle dans mon oreille et l'arabesque en volutes de nos caresses sur mon ventre, dans lequel bat et se meut tout un monde de silence. 


Photo de Olivier Bruyère


 

vendredi 16 janvier 2015

L'hiver plat - décembre


  Photos Deerandtree



Décembre est toujours comme une porte qui s'ouvre et qui se ferme et qui pousse à faire des bilans qui font de nous des vieux. Des vieux avec des souvenirs dans les pupilles, gravés dans nos iris et sur nos peaux, des soleils marqués au fer blanc, et quelques cicatrices.
J'avais pas très envie de dresser le bilan de cette année, mais plutôt d'ouvrir grand les fenêtres pour celle à venir. Je m'étais jamais dit avec ça « quelle année pourrie », parce qu'y a toujours du bon et du mauvais quoiqu'on en dise, mais faut bien reconnaître qu'on avait eu notre part de jours tristes durant ces douze derniers mois et que j'avais pas d'envie particulière de mettre des croix blanches sur un almanach du temps passé. Les croix blanches étaient marquées dans mon âme ou ce qui s'en rapproche, de toute façon. D'un autre côté, certaines personnes sages prétendent qu'il faut de grandes peines et des chagrins profonds pour avoir des joies véritables. Je trouve ça un peu facile, quand on touche le fond, mais bon. Peut-être que ce sont des bonnes paroles à dire quand on est vieux et qu'on a vu beaucoup de choses. En tout cas j'espérais secrètement que ça nous garantissait une année à venir du tonnerre avec des cascades de bonheur et et des myriades de rêves qui se réalisent, comme par exemple mon désir inassouvi d'avoir enfin des poules – vu que t'avais dit non pour les lapins...
Quoiqu'il en soit, décembre était un hiver plat cette année, avec pas de neige, pas de froid, que du mistral et de la pluie, et même pas de température en dessous de zéro. J'avais un creux dans le coeur à cause de la montagne qui me manquait, avec sa glace et ses frimas, son grand ciel bleu et blanc découpé en arrêtes vertigineuses sur le vert éternel des sapins et le brun tendre des mélèzes. J'avais les jambes engourdies du manque de ballades en forêt, et une envie de bêtes, de pelage et de paille, une envie de l'odeur du foin dans une bergerie, de l'odeur du feu dans une cheminée, et du chien qui dort en rond sur un tapis. Genre d'images des livres pour enfant, qui existent en vrai mais loin d'ici, dans un pays où on sort avec sa pelle pour déblayer le chemin à cause de la neige, où on coupe son bois et où il fait super froid dans la maison le matin, avant d'allumer le feu. Genre de vie qui me manque quand il fait 15° pour Noël avec pas un milligramme de neige flottante dans le ciel.

Du coup j'avais développé une addiction aux comptes instagram qui montraient des images de montagnes, d'arbres et de neige, et je tricotais de manière compulsive des cadeaux de Noël qu'étaient, faut bien l'avouer, plutôt médiocres vu que je débutais encore, mais ça me prenait comme une passion nouvelle ou retrouvée, et je n'écrivais plus du tout, et je ne lisais pas, et je ne travaillais plus. Je tricotais et je trouvais dans le tricot une philosophie de la vie (comme dans l'auto-stop), comme par exemple ce gilet pour l'enfant-à-venir d'une amie chère à mon coeur: j'avais recommencé au moins six fois la première boutonnière, avant de comprendre comment on fait réellement une boutonnière. Et pour la suivante (le modèle en comptait cinq), il ne m'avait fallu que trois reprises. J'avais fait la dernière en ricanant à tes folies à toi qu'était rentré du travail et qu'essayait de me faire lâcher les aiguilles pour qu'on se mette tout nus avec nos peaux sous nos mains frémissantes. Et je me disais, en regardant mon gilet minuscule et moelleux, que tricoter, ça t'apprend la persévérance et qu'avec du travail on vient à bout des obstacles et de nos propres lacunes. Ça paraît vieux, de penser ça, vieux comme une idée dont on n'a plus besoin quand tout se télécharge, s'achète et se consomme, mais c'était vrai pourtant. Et c'est vrai aussi que ce qui, en nous, va lentement, s'enracine mieux et nous rend plus riche que ce à quoi on accède facilement. Je me disais ces choses-là en écoutant la musique du film Alabama Monroe (celui qui fait GRAVE pleurer) et en recommençant la couture de la manche du gilet pour la quatrième fois – vu que les deux premières fois j'avais cousu la manche dans le sens de la largeur...

Décembre passait lentement et en demi-teintes, avec un nouveau danseur dans mon ventre qui tapait comme un sourd pour bien me rassurer toutes les heures, que je m'inquiète pas, me dire que tout allait bien. Je m'inquiétais souvent quand même, avec des choses pas rationnelles et tu me disais constamment que tout irait bien, et que c'était normal d'avoir peur. C'est étonnant les sentiments, comme rien ne peut les contenir ni les endiguer, comme rien ne peut les soumettre et comme il suffit de rien, d'une parole ou d'un regard pour les éveiller.
Je pensais à ça en tricotant et en lisant des trucs sur les familles qui décident de dé-scolariser leurs enfants. C'est un truc qui se fait beaucoup plus dans les pays anglo-saxons qu'en France, je ne sais pas pourquoi. Et je ne sais pas pourquoi non plus, les familles qui font ce choix sont souvent (pas tout le temps, mais souvent), des familles chrétiennes. Je veux dire, des mères qui mettent sur leur compte instagram des extraits de la Bible, et qui marque dans la courte bio qu'est censée en dire long « Jesus lover », ce genre de famille très chrétiennes. Ça me fait me demander s'il faut nécessairement croire en quelque chose de religieux pour ne plus croire en notre système actuel, s'il faut en passer par une recherche spirituelle ou quelque chose comme ça. Peut-être que oui, et je dois admettre que je trouvais dans les images de leur quotidien plus de douceur et de beauté que chez ces militants radicaux, écologistes ou communistes, qui paraissent si moroses et toujours en colère. (Et puis souvent, il y a de la neige, des poules et des montagnes sur les photos de ces familles-là.)

Je m'étais remise à prendre des photos de tout et de rien, du quotidien, du coup. Le mien n'était pas si harmonieux et j'aurai pas pu poser pour des magazines pour enfants parfaits et heureux. Mais j'aimais ça quand même. Des fois, je les regardais le soir ou n'importe quand d'ailleurs et j'aimais bien quand je retombais sur celles des ballades avec Herell. Blottie dans les coussins du canapé, je prenais ma bouffée d'air frais, mon bain d'herbes dans les pieds et ma ration de terre et de grandes enjambées.
Et puis il y avait le milliard de photos des chiots qu'on avait eu, pis qu'étaient partis chacun vers leur vie à eux, loin de nous. C'est vrai qu'après deux mois en compagnie des quatre bébis chiens, on en avait fini avec les jappements fous, avec les grognements hystériques, avec les couinements de 4h49, toutes les nuits. On en avait fini avec le sol repeint de leurs pipis -et je n'écris pas le pire.
On en avait fini aussi avec leur poil si doux, et ça, ça me rendait triste comme les pierres.
Ils étaient si drôles, avec chacun leur façon singulière et belle de venir nous dire bonjour, l'un en sautant sur nos jambes avec ses petites griffes pointues, l'autre en se collant à nous et mon préféré qui se mettait sur le dos dès qu'il nous voyait pour recevoir nos caresses. C'était systématique: on s'approchait, il remuait la queue tout heureux, il s'avançait vers nous, on s'approchait encore et BIM, sur le dos!, avec des petits regards d'amour et un dandinement vraiment, vraiment trop mignon. Mon ptit chouchou quoi. Quand je pense à lui j'ai envie de faire des petits coeurs partout, surtout là où il se couchait normalement.
Les gens qui l'ont emmené sont venus de Lyon pour lui, une longue distance je trouve – pour un chien qu'on n'a jamais vu qu'en photo. Pendant tout le temps qu'a duré notre rencontre, je portais mon ptit loup sur moi, je passais mes doigts dans son pelage noir et feu, et je réalisais à quel point je l'aimais. J'avais envie qu'il reste. Et puis il est parti.
Ils l'ont mis dans leur belle audi qui emmenait mon petit chiot vers un appartement lyonnais, lui qu'avait jamais pris un ascenseur de sa courte vie et qui passait ses journées dans les herbes à courir après sa mère et à manger des bouts de bois. Ils ne l'ont pas pris sur leurs genoux, ils l'ont mis à l'arrière. Alors j'ai vu la petite tête de mon chiot qui dépassait par la vitre, ses grosses pattes appuyées sur le rebord de la fenêtre, son air surpris de ne pas nous trouver dans la voiture – je me suis dit. Il nous regardait à travers la vitre, et il a changé de place quand la voiture a fait demi-tour, pour nous voir encore. Heureusement, un petit chaos du moteur l'a fait glissé, et il ne nous a pas regardé tout le temps où il quittait notre impasse. La belle audi est parti, avec lui dedans, et une miette de mon coeur de fille-à-bêtes s'est écrasée par terre, entre les cailloux de l'impasse. On s'est dit qu'on allait peut-être fossiliser leurs crottes.
J'ai repensé à cette nuit où ils sont venus au monde, aux premiers cris de notre chienne, à son air perdu et bouleversé, et puis le calme après la première naissance, comment elle léchait ce chiot tout noir et gluant, comment j'ai coupé le cordon, et tous nos amis autour qui observaient et qui donnaient des conseils, et qui gardaient leur beau silence. On dînait dehors, sur la terrasse, et Herell devait faire ses petits une semaine plus tard. Elle a eu les premières contractions sur mes genoux.
Il y avait quelque chose de primitif et de magique cette nuit-là, quand nous avons pris le tout petit chiot dans la voiture, et sa mère avec, et que les vibrations du moteur ont fait redémarrer le travail. Deux autres chiots sont nés sur la route jusqu'à la maison, je m'arrêtais sur le bord, tu me tendais le fil, les ciseaux, je pinçais le cordon et couic, le voilà libre de téter.
Herell était calme après le premier. Je l'observais s'éloigner pour les mettre au monde un à un, et revenir vers le coussin sur lequel était les premiers. Evidemment, dans la voiture elle n'était peut-être pas très à l'aise.
Le quatrième est né quelques heures plus tard, à la maison. Nous avons veillé presque toute la nuit, et quand le quatrième est arrivé, on s'est dit que c'était fini. On a dormi un peu.
Et puis après, les soins, les premiers pipis, et leurs progrès colossaux: ouvrir les yeux!, sortir du panier!, ramper!, se tenir sur ses pattes!, sortir!
Et deux mois plus tard les voilà qui s'en vont déjà vers leurs vies de chien.
Cette nuit-là, je me rappelle, il y avait quelque chose de très animal et sacré dans la maison. Une force antique, vieille comme nos âmes, qui s'était glissé dans la maison, et entre nous, et en nous.

Ca faisait deux mois, donc, qu'ils étaient nés, et quelques temps juste qu'ils étaient partis.
Deux petits mois durant lesquels d'autres choses animales et sacrées s'étaient passées, et qui donnent envie de rire et d'être heureux, et qui font peur aussi. Comme toutes les choses primitives et belles tu sais.

Décembre on était allé au théâtre aussi, un soir, voir un ami qui jouait, une lecture en fait.
Et, en l'écoutant, lui qui lisait les textes d'un auteur italien engagé dans les mouvements sociaux, dans les grèves et les manifestations pacifistes qui viraient à l'émeute, en entendant ces textes qui vibraient dans le noir du théâtre, devant des dizaines d'yeux et d'oreilles bien calées dans leurs fauteuils, je me suis demandée à quoi devrait servir la littérature, pour moi, si elle ne devait avoir qu'un seul but.
(Et bah j'ai pas vraiment trouvé, mais j'ai rayé quelques réponses possibles et inutiles.) 



  Photos Deerandtree



dimanche 8 juin 2014

Liste de choses remarquables la nuit au début de l'été.



 


Liste (non-exhaustive) de choses remarquables la nuit au début de l'été

 
Remarqué : On habite une ville qu'a des pavés qui sentent bon la nuit -j'ai remarqué ça.
J'ai remarqué aussi le velours de l'herbe quand nos pieds s'enfoncent dedans. (L'herbe est moelleuse et douce.)
J'ai remarqué que les gens se déplacent d'une manière spéciale ensemble, ça révèle une philosophie de la vie : aller droit au but en silence OU avancer en s'arrêtant à chaque coin de rue pour tchatcher.
J'ai remarqué que j'aimais causer de nos secrets sur un coin de trottoir, entre deux crottes de chiens, avec un certain gars.
Y a le frémissement de la nuit qui se déplie,
et on est là. Où qu'on soit on est là.
J'ai vu aussi qu'y faut beaucoup observer les gens avant de les rencontrer pour de vrai.
Faut guetter patiemment le moment du regard juste, du mot juste, et dans cette attente, on goûte la nuit.

Remarque : Faut danser (si possible) et quand on danse c'est toujours la même histoire, le même battement de coeur, la même paupière qui s'ouvre et se ferme : on a le corps multiple et sous nos peaux les limites qui nous endiguent explosent.
- remarquer – sous la peau la peau la peau-
la peau quand on danse à rien à voir avec le reste du temps. Exactement comme quand on baise/nique/fourre/fait l'amour/se pénètre/ rayer les mentions inexactes.

Remarquer : Des fois on se fait inviter par des types qui ont l'air amoureux, et qui doutent de leur beauté. Ils tiennent nos mains timidement, ils ont peur du rythme, ils savent pas qu'ils sont les plus puissants amoureux de la terre. Ils nous font nous sentir fortes comme des montagnes, mais je sais pas pourquoi c'est si triste : on repart rarement avec eux. On préfère, en général, ceux qui nous font nous sentir pas sécures, ceux qui nous font douter de nous, ceux qui nous font nous demander si on n'a pas les mains trop moites et les aisselles qui sentent. Et on s'invente des stratagèmes pour épater ce garçon-là, qui nous regarde pas, pendant que le danseur timide nous donne tout ce qu'il a. Y a des fois des gens incertains, flous, transparents, qu'ont pas l'habitude qu'on les écoute ni qu'on leur accorde de l'importance; Ils ont l'air faits dans du verre fragile. Ils ont souvent de belles vérités. Mais les gens malheureux n'attirent pas le bonheur. Est-ce que certains chercheurs se penchent sur ce problème existentiel de l'humanité ?
Mini-drames invisibles et bêtes des soirées dansantes.

Remarquer : Les clochards.
J'ai des fois envie de caresser les hommes ivres et solitaires -qui sont parfois des femmes- qui arpentent la place et qui parlent seuls. Ils ont le regard halluciné. J'voudrais peindre leurs corps en doré, et marcher fièrement auprès d'eux, en disant au monde, regardez tous cette belle créature humaine. Mais non, ils ont des gros blousons dans le mois d'août, ils sont saoules et ne voient pas quand on les aime, ou bien par bribes, par hoquets, par erreur.

Remarqué ce type quand je l'ai rencontré après avoir dormi chez lui des mois auparavant -il était pas là. Voir les murs, les plafonds, le plancher d'un nouvel oeil. Poser un visage sur l'évier, sur le canapé, sur les fenêtres. Un beau gars en papier glacé, fin prêt pour une pub à paraître dans Grazzia. Et toutes les filles qui doivent tomber comme des petits pains dans ses bras chauds. Sa face était lisse quand y souriait pas. Le genre de type dont on peut tomber facilement amoureuse -quand on a 17 ans. Une chose encore que je sais pas, c'est pourquoi ce qui sonne creux sonne meilleur que ce qui sonne plein, souvent ?


Remarquer sur le dancefloor : Y avait pas d'boule à facettes, c'étaient les autres gens les facettes. J'ai croisé un type qu'avait un tatoo malabar sur le front, il était vraiment beau avec sa tête d'enfant. Il était du gang des fragiles à l'hélium, mais le tatoo l'avait rendu téméraire. Un genre de kamikaze de la timidité.


Remarquer : à force de suer comme des dingues sur la piste de danse, y a ce moment où y faut de l'eau. De l' E A U. Alors on se fraye un chemin jusqu'à l'évier, on trouve le dernier gobelet en plastique propre au milieu des montagnes de mégots, de canettes, de restes de pizza et de gobelets sales, et on tangue (souvent on tangue) jusqu'à l'évier. Faut connaître ce bruit-là de l'eau quand elle sort du robinet et s'écrase contre le gobelet tendu, en pleine nuit, quand on a picolé. On dirait qu'on pourrait boire des heures, ça serait toujours aussi pur dans notre gorge. On se sent comme une plante sèche qui gonfle ses racines, on se sent les feuilles qui poussent, là, au milieu de la cuisine dégueulasse, le sol collant d'alcool, la musique de la pièce à côté qui saoule nos oreilles. Genre d'extase pas nommable avec ce qu'y a de plus sain sur la terre.


Remarquer la première touche de bleu dans le ciel et sentir encore ce besoin de saisir le monde : dormir ce s'ra pour quand on s'ra mort. Dehors y a le jour qui se lève. Des pigeons s'ébrouent à droite à gauche. Les travailleurs matinaux sont déjà là. Les éboueurs sont déjà là, les balayeurs de trottoirs en habits fluo avec leurs balais, les dernières cigarettes, les dernières notes de musique échappées d'une fenêtre -les voisins râlent, ils menacent.
Les cafés sont déjà ouverts, et les boulangeries, - et on n'a pas dormi.

Remarquer (essayer de) : Un homme hagard rassemble ses sacs et son caddy. Où il va ? On ne sait pas, on ne se pose plus la question. On ne le remarque plus. Il traîne des pieds dans la ville tout le jour, il parle aux trottoirs et plus personne ne le voit.

Remarquer, nuit blanche comme des dieux, au petit matin, redevenir des hommes (minuscules). 


 Montage personnel