mardi 5 mars 2013

Le premier grand a. I



Au tout début du début, avant même ce que j'appelle le début, on avait eu notre mini-histoire de premier baiser.
C'était la 5°, au collège, on était partis avec toute la classe en Allemagne. J'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi j'avais dû faire ce voyage vu que j'apprenais même pas l'allemand à l'école. Y a des fois des choses bizarres.
Pendant tout l'séjour on faisait beaucoup de trajets en bus et c'est là que ça se jouait, les histoires qui prenaient toute la place dans nos vies: quelle fille s'assiérait à côté de quel garçon et comment leurs genoux seraient proches, et s'ils se toucheraient les mains, et s'ils écouteraient de la musique à deux dans un walk-man. (On n'avait pas déjà d'ipod).

Lui, il était assis le siège juste devant moi avec un copain, je m'en rappelle, ils nous avaient donné des bonbecks à ma copine et à moi. On rigolait en douce que des garçons nous en donnent vu qu'on était encore à l'âge où tout est tellement exaltant, et on était surexcitées qu'ils reculent leurs sièges trop loin et trop fort, exprès pour nous faire enrager. On râlait furieusement pis on guettait avec impatience le moment où ils recommenceraient. Je pense qu'on avait encore des dents de lait dans le fond de la bouche -tellement on était petits.

Après ça j'avais quand même pas voulu m'asseoir si vite à côté de lui. J'me disais j'suis plus forte et pas impressionnable comme une fille à qui on donne des La Vosgienne et hop elle s'assied sur un siège-velours avec toi, il en fallait quand même plus. (Les bus on toujours des sièges-velours).
Alors il a fait mieux, il a tapé le plus fort possible pour marquer des points.
Il a acheté ce truc affreux, un coeur en plastique transparent, rouge, qu'il m'a mis dans la main, le genre de chose immonde que je garde encore en me disant pourquoi je garde ça. (Je sais bien pourquoi.)
Même ma copine avait trouvé ça atroce, faut dire qu'elle, elle était vraiment forte, moi j'étais le genre guimauve qui se figure ce que c'est que la force.
Elle m'avait fait promettre de pas craquer, de pas me laisser séduire par ça, j'ai promis. Et pis j'ai craqué vu qu'il était si sérieux, avec son petit cadeau immonde que je garde encore et son air grave, ça fait plus de dix ans maintenant -tellement on était p'tits.

Ça avait fini que je m'étais assise à côté de lui.
Ma copine m'avait fait ce regard que font les vraies amies quand elles sentent qu'on s'embraye dans une sale histoire, et moi je f'sais semblant de pas voir ses yeux en m'asseyant près de lui. Je faisais comme si c'était juste pour le trajet, et pas du tout pour le coeur.

On avait le velours des sièges dans l'dos, qui rendait mes cheveux électriques, et on relevait les accoudoirs pour être plus proches. Personne de la classe nous remarquait - à part ma copine. Tout le monde autour riait, parlait, jetait des boulettes et chantait des chansons, ça assourdissait les oreilles et nos voix.
Et puis on s'est serré l'un contre l'autre comme des oisillons, sauf qu'on était les deux géants, avec des jambes et des bras très longs qui rendaient toute manoeuvre de rapprochement vraiment difficile.
Il me faisait rire avec des bêtises dans l'bus, ça a longtemps été comme ça encore après, quand il est devenu mon premier grand A. Il était toujours drôle et émouvant. Même quand y m'énervait et que j'voulais le haïr.

Ce jour-là j'avais de la sécheresse dans la gorge même en riant parce que je sentais sa cuisse contre la mienne, et parce qu'il caressait prudemment ma main avec ses doigts.
C'était doux et ça me filait le vertige dans le creux du corps.
A un moment il a approché sa tête très très près, j'ai eu le sang qui a coulé à rebours d'un coup dans mes veines et j'étais pas sûre de vouloir ça à cause d'une sensation soudaine dans mon ventre, comme des limaces rampant en dedans.
Et puis mon pouls devait battre dans mes lèvres, je sais pas si il sentait ça quand on s'est finalement caressé les langues, moi je me rappelle plus rien d'autre. Le vertige m'avait engloutie au complet.

Il a prétendu que c'est moi qui l'avait embrassé. Mais j'suis sûre du contraire.
Peut-être nos têtes étaient aimantées côté bouche, ça expliquerait qu'on se souvienne pas vraiment qui a commencé à tourmenter l'autre.
(Le coeur en plastique est quand même une pièce à conviction dans cette affaire.)

De retour en France il a fait comme si de rien n'était, il faisait le gars rempli de mystères et ça marchait vraiment bien: j'ai passé des jours à guetter ses gestes et ses regards et les limaces me quittaient plus, elles habitaient dans mon ventre et remontaient dans tous mes organes, sans relâche.
Je continuais de faire les choses normales de la vie d'cette époque, à la maison, au collège, avec les copains, mais tout paraissait comme une mélasse qui collait à mes habits, et dans mes habits là où j'aurai dû être, y avait pu grand chose. Une ptite coquille avec dedans une petite bouillie d'questions qui tournaient. Ça fsait une conversation décousue avec ma copine, toutes les raisons qu'j'inventais pour expliquer c'mystère. Un cours de maths, un cours d'géo et entre les deux des confidences. La discussion interrompue reprenait par bribes et mots codés dans les couloirs, sur l'chemin entre l'école et nos maisons, dans la cour, au téléphone. Au moins quand j'lui en parlais ça grouillait moins dedans. Elle avait du courage pour nous deux face à la situation. (Et puis elle a jamais dit qu'elle l'avait prédit, ce qui prouve comme elle est classe même depuis le collège.)
J'avais comme un mal de mer permanent.

Pis un jour j'étais assise sur un banc de l'école, avec elle, quand il s'est approché de nous.
Plus il avançait moins j'arrivais à respirer. Même les limaces étaient immobiles et tendues en dedans. Une limace tendue t'as d'jà vu ça toi?
Y voulait qu'on parle -j'avais rien de spécial à dire après toutes les heures parlées avec ma copine, mais bon. La bouillie d'questions a disparu d'un coup, j'étais juste vide et j'voulais plus tellement de réponse. J'avais un peu de honte dans la gorge d'être là, plantée devant lui qui se débattait pour me dire sa chose.

Je crois pas que j'ai pleuré quand il a dit, finalement non, c'est pas une bonne idée nous deux. Comme dans les films, la cour de l'école s'est figée avec des enfants dans plein de positions qu'auraient pu être cocasses si seulement je les avais vus.
On avait quoi, douze ans. Et où il avait entendu cette réplique vraiment pourrie ?

Il a jamais dit pourquoi l'idée était pas bonne, même après, quand on se téléphonait des heures juste pour s'entendre respirer la nuit et qu'on croyait qu'on pourrait jamais, jamais s'effacer l'un de l'autre.