dimanche 20 octobre 2013

Betty Joyson et Jacques Kerouac

Texte publié dans le numéro 8 du webzine Feather. Un grand-merci-doré-velours à Yannick D. qui m'a beaucoup aidé.


Kerouac


 
Extraits de la correspondance entre Jacques Kerouac et Betty Joyson 
durant la rédaction du livre Sur la Route 


12 Août 1947
Jack, je voudrais bien être là, à Denver avec toi et les autres, pour te dire de lâcher un peu la benzédrine et d'écrire davantage. Dean et Carlo vont finir par se faire cramer la cervelle à force de passer leurs nuits à découdre le monde avec leurs mots -des nuits et des nuits dans leur taudis misérable à se raconter les choses jusqu'au bout du bout, et toi dans l'ombre, qui fume ton herbe et boit ton alcool pikette pas chère... garde au moins une trace de tout ça dans tes carnets. Chacune de tes journées est comptée, rappelle-toi ça, oiseau de mes nuits. Alors écris, gaspille pas. Au moins si tu touches le fond, pose-ça sur le papier quelque part, pour plus tard.

J'aimerai ça, voir ton nom dans un journal d'ici bientôt, un genre d'article qui cause de ton voyage et des soirées à Denver, ça peut en intéresser plus d'un je pense. Et puis n'abandonne pas ton manuscrit new-yorkais. Je veux la suite absolument.

Et et et,
écris-moi encore, aussi.

Betty Joyson

8 Octobre 1947
Alors Ti-Jean, après l'été c'est à nouveau l'automne et le retour au gîte familial ! J'avais des yeux écarquillés en lisant tes aventures californiennes. Quel effet ça fait de vivre au jour le jour une ptite vie de famille et de passer ses journées à genoux contre la terre, à ramasser du coton ? Je parie que tu t'imaginais pouvoir vivre comme ça, tranquille, avec Terry et son petit pendant des siècles. Hè Jack, c'est raté, la route t'appelle, et c'est comme ça. La vie réglée comme une pendule de campagne est pas faite pour toi je crois, maudit comme t'es.

De mon côté j'ai vendangé pour un vieux fou dans le Nebraska et voilà comment ça se passe:
On part tous au petit jour dans un fourgon, entassés les uns contre les autres, on a juste le temps de boire un café et de se jeter une rincée d'eau sur le visage -glacée le plus souvent. Ensuite de ça, le fourgon escalade à toute berzingue les chemins cabossés pour aller droit sur la parcelle de raisin qu'on ratisse jusqu'au dernier grain, et, du petit matin jusqu'au sommeil, on boit tellement de vin que très vite on délire tous dans la vigne. Il faut remplir les seaux plein de raisins juteux, balancer ça dans la benne plus haute que nous, repartir pliés en deux, accroupis dans les rangées. C'est une belle pagaille et on se regarde tous dans le fond de nos yeux -miroitant d'ivresse. Nos mains deviennent noires à mesure que le sang de la vigne y imprime sa marque, impossible à dissimuler même sous des litres de savon, ça part pas. On est des genre de MacBeth de la vendange, et tout dans notre allure raconte la vie débridée qu'on mène ici: notre démarche tangente, nos rire débonnaires, nos embrassades illimitées et l'étincelle lubrique et amoureuse qu'allume le vin dans nos regards.
Dans la vigne on mange des grappes -discrétos-, et le soir c'est ventrée pleine à la table du patron.

J'ai rencontré un type ici, un musicien qui gratte sa guitare dès qu'il peut, il voyage dans tout le pays, comme toi et tous ces chers déjantés que tu côtoies, et crois-moi tu devrais le voir. Il joue des vieilles musiques et chante en espagnol et il prétend avoir vécu avec un vieux sorcier qui lui a appris la guitare et des façons de soigner les plaies que nous autres connaissons pas. Je l'ai vu guérir un type qui s'était entaillé avec son sécateur: juste de l'herbe et un truc qu'il a pas voulu dire mais qui faisait hurler le blessé. Seulement deux jours plus tard il avait une belle cicatrice et sa main coupe toujours du raisin, ce qu'était pas gagné au départ.

Tu me donnes envie de voir la Californie et ses champs de coton brun, et, surtout, tu me donnes envie de me glisser, de me serrer contre toi. Je serai collante de raisin et d'alcool quand je reviendrais, et je te raconterai le Nebraska, le petit jour qui nous cueille à la sortie du fourgon quand la vigne est mouillée de rosée, que les oiseaux s'étirent hors du nid et que nous tous, on se frottent encore les yeux, tout étourdis par la longue nuit de chansons, d'alcool et d'amour. La beauté trébuchante des choses simples Ti-Jean, c'est ça qu'il faut que nous écrivions.

Je t'en dis pas plus. On se retrouve quand on se retrouve, peut-être à New York, oiseau de mes nuits.

Des baisers. Betty.

ps. Le journal que tu m'a envoyé est arrivé en miettes avec la lettre mais j'ai quand même vu tes initiales au bas du canard. Tout baigne -et je t'aime encore assez.


23 Mars 1948
Comme ça après une année rangée, passée à écrire et te remplir la panse dans le douillet confort de la maison familiale, il a fallu que Dean tape à ta porte et que vous vous jetiez à nouveau sur la route comme des excentriques.

Bon, contente de savoir que cet énergumène de Old Bull Lee se la coule douce dans le pays, et qu'il se tient tranquille loin des embrouilles et des flics. Quand même, ce que tu racontes de sa vie avec Jane tient du miracle et ne va pas te mettre à piquer tes délicieux bras dorés, la benzédrine suffit bien pour les visions (et l'herbe et l'alcool et tout ce que tu me dis pas). Tu vas finir comme Bull, incapable de rien à partir de midi, à part lire à l'ombre et éructer sur le monde et je serai triste comme les pierres, voilà.

Et pourtant Jack, ce que tu écris de la Nouvelle-Orléans le prouve encore: tu dois continuer à voyager, voir par tes propres yeux, parcourir, ressentir. Humer la route. Tu dois témoigner de ce monde là, qui s'écroule et qui grelotte dans les bas-fonds de notre Amérique. Tu dois montrer quelle est la vie des gens dans notre genre. Toute cette foutue bande de prophètes délirants, ces camés solaires qui arpentent le continent, tu dois la raconter. Ce que tu écris m'as touché bien plus profondément que tu ne peux le croire. Et je ne blague pas, et je ne te fais pas ce coup-là pour que tu rappliques dans mon lit. Ta vision du Sud m'a donné envie de me rouler dans ta lettre. J'aurai voulu une lettre de plusieurs kilomètres de long pour m'enrouler dedans. Je serai là, enturbannée dans ton écriture qui frappe à mon coeur. Gâche pas ça pour entrer dans le jeu de Bull. Je l'aime comme toi, mais à chacun son étoile, et tu dois suivre la tienne.

Je veux la suite de ton voyage puisque tu pars à nouveau avec Dean et Marylou les fêlés et au milieu de toutes les belles filles de Californie garde des pensées pour

Betty Joy's 

 Neal Cassady -alias Dean- et Kerouac


4 Juillet 1948
Hè, Oiseau de mes nuits, ne sois pas si surpris que Dean et Marylou t'aient planté en plein milieu de San Francisco. Qu'est-ce que tu espérais espèce de vieux sentimentale ? Qu'ils prennent avec toi un meublé à trois et que vous roucouliez comme vous le faîtes en bagnole quand vous avalez les kilomètres ? Jack, secoue ta carcasse et écoute-ça: Dean est un malade, un fou, fêlé, et c'est pour ça que tu l'aimes, mais n'attends pas de lui qu'il agisse avec tempérance et te prenne sous son aile. Il poursuit son but à grande vitesse démoniaque -but que lui seul connais mon pote!- et ceux qui ne le suivent pas restent derrière.

Laisse-le aller et venir, et de ton côté, concentre-toi sur San Francisco, l'océan, les tocades des gens du coin, le jazz et les vieux fous que tu fréquentes, tes visions, tout ça. Je sens que tu touches à quelque chose de nouveau à Frisco. Tu deviens tellement mystique par moment que je me demande si tu vas revenir à New-York pour de bon, ou plutôt filer en Inde ou en Afrique, voir la vieille Europe et rencontrer tous les types les plus déjantés de tous les continents du monde.

Ici j'ai rencontré un grand noir avec des yeux hallucinés qui parle sans arrêt des princesses qu'il doit épouser dans son pays d'Afrique. Il est convaincu d'être le fils d'un roi, et il traîne un désespoir alcoolisé sur les trottoirs de New York. Je l'ai rencontré il y a trois semaines déjà, et depuis je passe le voir tous les jours. On s'assied sur un sofa défoncé, on boit du Schnaps, et il chante en tapant sur un tambour qui est la seule chose qu'il possède qui ne soit pas brisée. Du matin au soir il titube et ne sait plus ce qu'il dit, mais quand il chante on voit vraiment qu'il est un prince. Il tape comme un démon sur son tambour, ses grands yeux noirs injectés de sang roulent dans leurs orbites et son sourire ravagé dévore son visage. Il chante et qui que tu sois, tu te mets à chanter avec lui ses airs délirants qu'il ressassent chaque jour. Il est vraiment magnifiquement fou et je ne peux plus me passer de lui.

Si tu reviens à Next-York rapidement je te le ferai rencontrer, il faut que tu le vois. Mais viens vite: il dit tous les jours qu'il va repartir et il est tout à fait capable de le faire et alors adieu tambour et chant orgasmique!

Betty.



10 Avril 1950
Jack, ta dernière lettre m'a fait cet effet: un sucre qu'on casse en deux entre ses mains, avec un petit coup sec – et le sucre c'est moi. Mais j'ai beaucoup de bonheur pour toi. Tu as l'air d'avoir vécu et vu tant de choses au Mexique, et Dean et toi avez atteint une amitié tellement indécousable, quoique dise l'avenir, et ça me rend tellement heureuse de savoir que tu as pu publier ton livre.

Je sais que nous allons nous voir bientôt, et je t'en dis pas plus aujourd'hui. Retrouve-moi dans le café de la place Centrale à trois heure de l'après-midi, mardi prochain, je porterai zéro culotte.

'Joy. 



Kerouac


Une liste non-exhaustive des choses à savoir sur Kerouac pour briller en société


Kerouac est franco-canadien et il parle exclusivement français jusqu'à l'âge de 6 ans. Il écrit le premier jet de Sur la route dans sa langue première. Il va vivre un moment à Paris et chercher à retrouver la trace de son ancêtre breton.

Kerouac rempli plein plein plein de carnets durant ses nombreux voyages, et pendant des années, carnets desquels il va tirer tout le matériel pour écrire -selon la légende- son tapuscrit de Sur la route en trois semaines. Ce tapuscrit que l'on appelle « rouleau original » et qui fait -ça, ce n'est pas une légende- plus de trente mètres de long. Il tient également une correspondance assidue avec tous ses amis, correspondance dont il dit que « c'est peut-être ça, le vrai livre. »
 
Sur la route est un livre autobiographique, dont le héros est en fait, à mon sens, Dean Moriarty, pseudonyme que Kerouac donne à son ami et compagnon de voyage Neal Cassady. Lui-même s'invente le nom de Sal Paradise, et il rebaptise ses amis William S. Burough (auteur du Festin nu) en Old Bull Lee, et Allen Ginsberg (Howl) en Carlo Marx. En fait, à l'origine, Kerouac n'avait pas masqué l'identité des protagonistes, mais pour se faire éditer, il a dû transformer les noms.

Kerouac a été marié trois fois, et de son second mariage est née une fille qu'il n'a jamais reconnue.
 
Le succès de son livre Sur la route va participer à la création du mouvement beatnik, auquel Kerouac n'adhère pas, et dont il se méfie même. Il va petit à petit s'éloigner de certains de ses amis et des étiquettes politiques que les uns et les autres tentent de lui coller sur le dos. Entre ceux qui le trouvent trop révolutionnaire et ceux qui voudraient le voir s'engager dans la contestation, Kerouac, qui devient bouddhiste, puis fervent catholique, et qui, semble-t-il, voudrait simplement écrire sa vision du monde, se trouve balloté et mis à mal par l'ensemble de la société américaine. 

Il meurt retiré à la campagne auprès de sa troisième épouse et de sa mère, à l'âge de 47 ans, d'une maladie liée à son alcoolisme et sans un kopeck en poche.
 
Le terme « Beat Generation » vient de « beat » qui signifie en argot brisé, fatigué, cassé, qui évoque aussi le beat, le battement du jazz, musique dans laquelle baigne ce mouvement artistique, et, pour Kerouac qui est francophone, ce terme ce rapproche également de béat, la béatitude. 
 


 
Burroughs, Ginsberg, Kerouac



Et Betty Joyson dans tout ça ?
   On parle essentiellement des hommes quand on évoque la Beat Generation, et pourtant de nombreuses femmes ont accompagné les héros de ce mouvement artistique et social. Elles étaient, certes, les compagnes et les épouses délaissées des hommes à la vie dissolue, mais elles ont de leur côté aussi voyagé, écrit, peint, bref, exprimé leur propre vision du monde. Entre l'éducation des enfants assumés ou non par les hommes, et les diktats d'une société misogyne dans les Etats-Unis des années 50, elles ont tenté et parfois réussi à passer à la postérité, avec il est vrai, moins de succès que leurs homologues masculins. On peut pourtant gager qu'elles ont été muses, compagnes de voyage, amies, mécènes, intellectuelles et artistes actives et influentes dans la vie de tous ces hommes, dont elles ont été parfois les mentor.

On retiendra Joyce Johnson et ses Personnages secondaires, Diane Di Prima, poète, Hettie Jones, non traduite en français à ma connaissance et bien d'autres à chercher par vous-même si ça vous tente. Quant à Betty Joyson, inutile de googler son nom, c'est un personnage fictif inventé durant ma lecture de Sur la Route


Betty Joyson