mardi 17 décembre 2013

Septembre


Un texte pour le numéro 13 de Cohues


 Ana Kras


Septembre,
ça a d'la gueule nos allures dépenaillées
à la terrasse du troquet
nos douze bières bien à l'aise
et nos mains noires
- noir de la vigne
noir de l'ivresse.

On sort tout droit des champs
avec sur nos visages des traces
de sucre et de soleil
du jus des raisins que nos bouches
ont croqué à pleines ventrées.
On était comme un Van Gogh, tu vois
barbouillés, paysans, rudes et magnifiques, je te le dis.
Septembre, les papillons estivaux
se meurent et tombent
comme des feuilles dans le vent
et nous ne rentrons pas au bercail.
On veut en découdre encore
avec la terre
avec le vieux temps, les vieilles gens,
on a de l'élan pour ça,
on a de l'élan.
(Et les sangliers sont lâchés).

Ils viennent nous voir, les vieux
ils bombent le torse comme des coqs moustachus
ils grondent la voix et fronce le sourcil
et lèvent le poing
poing de leurs mains épaisses et rugueuses
faîtes pour flatter les chiens
faîtes pour débusquer les champignons
et tordre le cou des grives et poser des pièges
et abattre un animal avec un fusil.
Là.
Le vieux temps,
beau et misérable et mystérieux,
qui sent la terre et la soupe et le sang.
Ils viennent voir
la peau des vendangeuses dans le soleil
et les grappes charnues de la vigne
et les cuves où travaille le raisin.

Septembre, on mange
la nuit qui s'avance
et l'ombre des oliviers près des flammes
prêtes à lécher le ciel fiévreusement.
Les papillons de jour sont morts
ne restent, dans les recoins
que ces bêtes ailées
sombres et mystérieuses
voletant contre le cabanon
haute silhouette découpée dans la nuit.
Là, entre les pierres centenaires
à plusieurs dans les lits
on se prête les verres
et les cigarettes
et les bouches pleines de baisers
quelques caresses fugaces
qui remontent vaguement
jusqu'aux ventres
une mélasse de corps et de peaux
et de cheveux entre mes doigts;
dans le creux du genou
un souffle nouveau,
inconnu et qui tremble,
à petits coups lampés
papillons noirs et lie
de mes nuits
de septembre. 

 

dimanche 1 décembre 2013

Bref, la plus n'importe quoi








Ça fait deux fois en une semaine que je lis des trucs vraiment bien sur la patience, le genre de trucs que j'voudrais avoir écrit tellement ça dit ce qu'on a dedans, des choses de tous les jours avec des bouts d'nous éparpillés au quatre coin du globe vu que les deux textes en question sont de Montréal. Quand tu lis ça, ça t'fait des beaux voyages dans la langue française avec des crisse et des pantoute, si tu connais pas t'as qu'à aller les lire toi aussi, ça se passe pis.
Bref je lis ça en attendant, en usant de patience moi aussi. Je m'esquinte les yeux à lire les mots-étincelles de ces filles, en attendant de sortir le soir et j'ai mis ma jupe qu'a des yeux, j'l'ai trouvé tellement bien cette jupe dans le h&m, t'sais on dirait l'oeil de Nadja, vraiment surréaliste, j'ai du Breton sur les fesses et les cuisses avec ça. Et pis ça fait dire à certains hommes galants T'as des beaux yeux sans me regarder droit dedans, juste ils sourient un peu en coin, surtout quand ils voient mon air incrédule vu que j'oublie toujours ce que je porte, alors la jupe-oeil j'y pensais plus et ça aurait été tellement déplacé qu'il me parle vraiment de mes yeux, vu que c'est un homme si classe et si courtois. J'étais vraiment comme une nouille avec mes grandes jambes dans mes collants polaires au top, juste l'air de pas piter ce qu'il me disait, ça fait marrer les gens autour pis lui aussi au moins.
Bref j'ai cette jupe-là j'la trouve tellement pratique, un peu comme un jean mais version oeil et court et noir (pas du tout jean juste rapport au confort en fait), genre d'habit que tu mets tous les soirs si tu peux mais vient un moment où tu te dis j'devrais quand même changer d'habit. T'as pas vraiment envie mais t'y penses et alors tu prends un autre habit et ça devient ton chiffon fétiche à la place, jusqu'à ce que tu te dises encore j'devrais quand même changer d'habit, bref, truc de fille. Exactement comme la conversation vraiment niaise mais parfaite que j'ai eu hier sur les collants polaires au top-de-la-chaleur mais qui font des grosses cuisses, tu sais ça, quand on s'regarde les jambes avec un œil circonspect, on cherche à savoir si vraiment l'épaisseur de rab se voit, on hésite à avoir chaud juste pour être fine des cuisses, c'est vraiment pénible l'hiver pis d'être une fille.
Peu importe ce jour-là j'avais opté pour les polaires vu que j'étais malade depuis au moins un mois avec toux, nez qui coule et tout l'bazar, je f'sais peine à voir avec mes yeux cernés et les réveils à 3h du mat, et le plus-d'-sommeil à cause du dez bouché, c'est braiment le début de l'hiver et quand je respire avec ce dez-là qu'est tout plein, ça b'fait une respiration d'enfance de chaque début d'frimas depuis toujours, avec les mouchoirs sur la table à côté du lit pis les livres qui s'empilent tellement j'ai plus l'goût même pour ça -lire, pis les pshhhiit pour nasaux qui piquent l'intérieur du nez, pis les regards pitoyables aux gens autour de moi, typiquement mon amoureux mais il les voit pas ( pas trop) vu qu'il est malade itou: on s'embrasse goulument le microbe buccale.

Et pendant ces duits blanches là je repense à toutes les fois où j'étais malade dans mon lit depuis la naissance et je trouve qu'il y en a un paquet, je me demande toujours un truc dégueu, ça vient d'où tout ce qu'on mouche tous les hivers, on dirait le tonneau des Danaïdes ça se finit jamais jamais jamais. J'attends que ça passe avec grand renfort d'huile essentielle qui gratte l'intérieur de la gorge pis tu trouves que ça pue, quoi disons ça sent fort, pis ma mère trouve que c'est pas des vrais médicaments et elle doit avoir raison vu que je suis malade depuis un mois.
Aussi les antibio n'avaient pas suffit parce que quand même je suis allée chez le médecin, il m'a donné de la cortisone en me regardant le dedans de la gorge, il a fait Oula mais ça va pas du tout j'ai fait « Hgneuchai » avec la bouche ouverte et langue qui sort, pas pratique pour causer il a dit Fermez la bouche maintenant.
Bref, tu sais là, quand tu te dis toujours Dans trois jours c'est fini pis que trois jours après tu penses Bon ça va quand même un peu mieux pis en fait ça dure ça dure ça dure. J'en suis là fin novembre bientôt décembre, en plus j'ai les yeux qui brûlent constamment pour plusieurs raisons:
petit un je suis balade donc oui ça pique les yeux genre moutarde-du-regard quand tu crois toujours que ça monte au nez mais il se passe jamais rien ça reste bouché.
Petit deux bah les nuits blanches comme j'ai dit avant.
Petit trois les heures et les heures devant l'écran pour cause de reprise d'étude (même le docteur a vu, il a dit « vous êtes étudiante, vous voulez un mot ?, Salut j'ai 16 ans dans mon grand corps!).
Alors oui les yeux déglingués sur les polyco pis l'ordi toute la journée pis même le début du soir quand j'attends pour sortir hop, qu'est-ce que je fais, je lis des bouts de mots de filles qu'ont les cuisses fines et qu'écrivent depuis l'autre bout de la terre pis je raconte comment je suis malade voilà, pas trop d'intérêt peut-être mais je voulais partager ça, parce que ça fait quand même un mois, faut se soulager la pensée quand on lessive des mouchoirs depuis tout ce temps.

Mais donc ce soir un peu de glamour steuple, ce soir un peu de paillettes et de jupe courte sur collants polaires, un peu de regards pas rougisrougis d'mouchage: rougis d'fumée dans la faune nocturne qui s'avance pour se serrer les corps sur la musique, pour se toucher le creux des côtés là où ça fait l'angle, la taille fine dans la paume de main, on s'regarde le dedans avec de la musique dans les peaux, on croit que la nuit est unique, on roule des cigarettes lentement pour savourer l'attente de quand on va les fumer dehors pis aussi fait froid dehors. La nuit blanchit les herbes maintenant alors on est pressés ET pas pressés de sortir, les deux à la fois.
Les deux à la fois pour danser avec certains garçons aussi, les deux à la fois pour manger un par un les chocolats qu'un de ceux qui sait plaire aux filles à mis dans ma poche en secret, juste je l'ai vu tendre la main vers mon manteau pis quand j'ai plongé ma propre main dedans, plus tard, yavait des chocolats, tu vois si tu veux plaire à une fille tu peux lui faire ça, ça fonctionne bien. Peut-être y voulait pas plaire d'ailleurs, peut-être il voulait juste être gentil, genre de garçon cool qu'est tellement adorable avec ses copines que t'es obligée de l'aimer même si au fond tu trouves qu'il est peut-être infernal. (Pour d'autres choses que le chocolat j'veux dire.) Y'a des gens qui savent se faire pardonner par avance.

Bref, voilà, j'attends avec ma patience et mes chocolats et mes yeux qui brûlent de voir la nuit, mes yeux plein de la braise des jours passés à lire des milliers de pages et à me demander pourquoi Ronsard est un tellement un héritier de Pétrarque et pourquoi Proust avait une moustache et c'est quoi le vrai nom de Voltaire -steuple.
Voilà. 


dimanche 24 novembre 2013

Les jambes de géant






Le type avait un air dégingandé avec ses grandes jambes cagneuses comme si c'était pas les siennes tout à fait. Je l'avais vu d'assez loin parce qu'il était plus grand que les autres et qu'il avait une tête de pas-tout-à-fait-là, une tête qu'à l'air de causer aux avions et aux fourmis, une tête d'ailleurs qui m'parlait d'amour facile, que ça serait facile de l'aimer j'veux dire. Je sais pas pourquoi y'avait sa mâchoire qui m'avait parlé tout d'suite, comme un message éclair entre elle et mon cerveau, le côté coeur du cerveau, je pense. Sa mâchoire carrée avec une barbe jeune-vieille, une barbe d'homme-enfant, pis ses grandes jambes élastiques mais noueuses -paradoxe.
La première fois que j'l'ai vu y'avait foule autour de nous, c'était pendant c'festival où je bossais avec ma copine de jais, celle qu'a les ch'veux soyeux comme dans les pubs schwarzkopf et qu'a ses yeux déliés, étirés vers les soleils. J'dis ça parce que j'étais un peu amoureuse d'elle, comme d'une fille qu'on aimerait bien être éventuellement parce qu'elle était tellement belle et cool et jamais timide, elle était simple, brute comme une pierre sortie de l'eau et elle mixait dans les clubs parisiens où tu danses jusqu'à l'aube tu vois, et je suis sûre qu'elle pouvait baiser dans les toilettes sans que ça soit vulgaire. Je suis sûre que l'amour dans les chiottes avec elle ça pouvait être beau et glorieux comme une scène antique de gladiateurs qui tombent les armes.

Elle était vraiment tout ça à la fois. On était parties bosser quelque part dans un coin perdu, faire un festival avec des groupes comme La Rumeur et Max Romeo. On servait les repas des groupes qu'étaient invités et on allait aux concerts à tour de rôle avec les aut' gens de l'équipe. Le soir on apportait de la vodka à certains et à cause de ses cheveux tellement lisses et de sa façon de dire « j'ai ta vodka mec », on s'faisait inviter à boire des coups toute la nuit.

Ce soir là quand on est allé voir si tout était ok pour les Rubin, on s'attrapait les mains dans le noir parce qu'on y voyait pas à deux mètres et que ni elle ni moi on avait d'lampe. J'aimais ça tenir sa main qu'était toute fine dans la mienne, et je faisais ce que je pouvais pour pas regarder son épaule qui débordait du tee-shirt trop grand qu'elle avait. Elle portait toujours des fringues un peu lâches qui laissaient voir ses os fragiles et longs. Mais bref on avançait comme ça, avec la peau des bras qui s'touchait, et pis elle a toqué à la porte du camion des Rubin. On les entendait rire à travers les parois et la porte entrouverte et la lumière orangée a fait plisser nos yeux, même les siens qui le sont déjà.

Ils avaient visiblement besoin de rien, vu toutes les bouteilles qu'étaient sur la table, mais ils ont dit entrez, venez, vous êtes du staff vous êtes sympas de prendre soin des gens, vous êtes sympas ils ont répétés en voyant nos mains qui s'touchaient.
On est monté et en une demi-seconde j'ai vu la mâchoire du type, avec ses jambes repliées dessous. Son menton touchait presque ses genoux tellement il était grand, même assis tu vois. Le genre de grandes jambes rangées dans un fute velours que t'a envie de toucher pour voir si c'est doux.
On s'est assises avec eux, et ce type là me regardait dans le fond des orbites tellement fort que j'détournais la tête à chaque instant, sinon j'aurai plus rien vu d'autre que ça, ses yeux fixés sur moi. On peut dire qu'il faisait pas dans la finesse, mais j'étais pas surprise vu que déjà sa mâchoire m'avait captée, même de profil au milieu de la foule. Y'a des fois comme ça où tu sais qu'il va t'arriver un truc, une rencontre, tu l'sens comme une force irrémédiable, et t'as même pas besoin de t'presser pour faire une semi-drague avec tes yeux qui deviennent pétillants, ou tes mains qui s'agitent pour capter l'attention quand tu parles, non non, tu peux rester bien tranquille sans causer, tu sais que ça vient quoi qu'tu fasses.

Moi j'ai pour politique de faire comme si de rien n'était dans ces circonstances, de prétendre que pas du tout, j'ai pas repéré depuis le début les atomes crochus. Peut-être c'est de la pudeur, peut-être de l'hypocrisie, peut-être juste une façon de protéger les sentiments. Je crois surtout que ce que j'aime, c'est voir venir. Voir s'approcher la rencontre comme on regarde venir la pluie, du haut d'une montagne. Tout à coup le paysage est transformé, les couleurs s'estompent et se mélangent, la cime des arbres s'agitent comme une mer verte et grise entrecoupée de ciel. Y'a des rencontres qui sont comme ça, je trouve. Qui sentent la pluie et l'orage et la bourrasque, et tu sais que tu vas finir trempé au bord du chemin, et que la nuit sera pas loin de tomber. Y'a quelque chose de dangereux dans ces rencontres-là, et une adrénaline qui monte dans le creux du ventre.
Du coup pas besoin de se presser. Je faisais ce que je pouvais pour rester impassible. Je repensais vaguement à mes cours sur le stoïcisme, et à ce qu'il fallait de détachement pour prétendre pas voir la brûlure de ses yeux.

On est resté là quelques temps, et puis j'sais plus qui a voulu aller faire un tour. C'était l'été, y faisait chaud même dans la nuit. Dehors les gens buvaient, et on entendait au loin les bruits de tous ces êtres dans les tentes, les portières de voiture qui claquaient, les chants, les ronflements, les bruits de bouteilles qui s'entrechoquaient. La nuit assourdissait l'écho des concerts dans nos esprits.
On a marché un peu, pis le type a forcé ses grandes jambes à suivre mon rythme, et à chaque pas son bras touchait mon épaule. Il disait rien, tandis que je parlais sans arrêt pour continuer de faire comme si. Mais je savais que c'était complètement foutu. (Que j'étais cuite.)
Les autres ont continué à marcher quand il a tendu le bras vers un chemin qui partait dans la forêt, -bon ok c'était plutôt un bois minable de pas grand chose.
Il s'est avancé dans cette direction pis m'a regardé sans rien dire, il avait un regard en forme de lenteur qui m'a tourné la tête tout à coup. J'regardais mes chaussures pis les arbres autour en marchant, il a commencé à parler, de musique surtout, vu qu'il connaissait que ça, il a dit. Il sentait la laine vieillit, qui râpe un peu mais qu'est douce quand même. On a marché pis on s'est assis, pis on s'est allongé. Après quoi il parlait de tout pis moi de rien, j'avais plus aucun mot à lui donner, j'avais plus rien à lui donner d'ailleurs je savais plus trop ce qu'il voulait de moi, il touchait même plus mon épaule, il restait lointain, et j'osais pas le toucher moi, alors que j'aurai vraiment voulu maintenant. On a dormi là dans les herbes sèches, entre les racines.

Y'a des fois comme ça où t'as le goût de quelqu'un, mais tout va de travers, il pourrait se passer un truc mais on reste sur des îlots séparés qui s'éloignent l'un de l'autre, et la voix porte plus nos paroles. C'est ça que j'sentais ce matin là, en repoussant la terre du plat de la main, sur mes habits. Même le chant des oiseaux était sonnait faux, et y'avait rien pour me réconcilier avec la vie. J'suis partie à reculons, en surveillant son sommeil. J'voulais surtout pas voir ça, ses yeux s'ouvrir pendant que je le plantais au milieu du bois. J'avais une impression de cendres et de braises éteintes dans la bouche.
Ma copine a rien dit, on a recommencé elle et moi à servir les repas.
Pis je l'ai vu soudain s'approcher très frontalement, au loin. Il avançait droit sur moi, avec toujours ce regard fixe qui me rendait timide comme un dimanche en jupe plissée, je savais pas où mettre mon corps ça faisait vraiment peine à voir ce ridicule moment de gêne. Il a fait un sourire avec seulement la moitié de la bouche, il a mis son bras de géant sur mon épaule et je voyais son visage en gros plan se rapprocher du mien. Il a fait comme un brave animal en frottant sa joue sur la mienne pis il a léché l'endroit du cou où naissent les frissons en agrippant mes cheveux, y faisait soudain 52° dans mes habits et mes mains ont cherché sa chaleur, juste le bout des doigts sur le bout de sa peau, entre le fute et le tee-shirt, c'était si doux, je voulais rester là pour toujours avec mes paumes de mains sur son ventre, l'attirer contre moi avec ses lèvres en demi-lune entrouverte, je sais pas combien de temps on est resté à se caresser les nuques et les ventres. Tu sais, quand tes sens se brouillent là.

Après ça, ça été une semaine de cuivre, de guitare et de grandes jambes entremêlées aux miennes, dans l'camion, dans l'bois, dans une tente, dans les couloirs du festival, ses doigts connaissaient par cœur le chemin sous mes habits. On avait pas tellement besoin d'paroles pour s'attraper les corps et se chevaucher les sexes, il s'accrochait à moi comme à un arbre, et je tenais sa belle tête de géant entre mes mains. Ce qu'était bien c'est qu'on avait pas besoin d'amour non plus. On était juste là, contents de se frotter l'un à l'autre autant que possible, de se manger les silences épais en se cajolant les ventres, les seins frémissants, les jambes de géant sous sa tête d'ailleurs, qui parle de musique et de voyages.

Et puis il y a eu la fin de la semaine et il a fallu partir.
Et puis on s'est jamais revu, voilà.



dimanche 17 novembre 2013

Boï

Texte paru dans la Revue des 100 voix.


Bartabas




Boï était déjà un vieil homme quand je l'ai rencontré, un vieux gitan à la peau tannée, aux cheveux longs et noirs toujours attachés en queue de cheval qui retombait sur son dos, habillé le plus souvent en noir ou en blanc. Il tenait un théâtre équestre formé de plusieurs chevaux, un noir Diablo, un blanc Locko, et Toumaï, l'étalon fou qui tapait dans son box comme un forcené enchaîné.

Le campement se tenait au bord d'une route nationale. Des roulottes en bois, une yourte, une arène pour les chevaux, et les boxes. Pas une caravane. Boï était un gitan des temps anciens. Il racontait toujours un tas d'histoires, c'était difficile de démêler le vrai du faux, mais je l'aimais avec ses contradictions et ses principes de vieux qui a tout vu de la vie, et de la mort aussi.

Un jour il me demande : « Tu as confiance en moi, Fille ?
-Pourquoi Boï?, je réponds.
-Je veux que tu entres dans l'arène avec Toumaï, l'étalon sauvage. »
Boï m'avait vu roder autour des chevaux, et il aimait me faire aller dans l'arène avec Locko. Je montais debout sur son dos blanc, et ça rendait Boï heureux de me voir là, perchée sur son cheval, à faire mon numéro en rond sur la piste. Mais Toumaï c'était autre chose. Il avait de la fureur dans le regard.

« Tu as confiance en moi,?, il répète. »
Et bien sûr j'avais surtout zéro confiance en Toumaï, mais j'ai senti pousser dans mon ventre une fierté du fond des âges, vu que, moi aussi je viens de loin, d'une famille qui parle aux chevaux, et le sang de mes ancêtres a bouilli dedans moi.
« Je vais le faire, Boï, j'ai dit avec bravache. »

Il a rit et puis :
« Un jour quand j'étais encore un petit enfant, mon grand-père m'a fait monter dans un arbre, sur une branche haute, vachement haute pour mon âge. D'en bas, il m'a tendu les bras, et il m'a dit:
« Tu as confiance en moi, Fils?
- Oui, bien sûr Grand-Père.
- Alors saute! ».
    J'ai sauté. Mon grand-père s'est retiré et, une fois que j'étais par terre, écrasé au sol, il m'a dit:
    « Ne fais confiance à personne Fils, pas même à moi ».
    C'est la meilleure leçon de ma vie, Fille.»
Il s'est levé et, avec son sourire énigmatique il me dit encore: « Viens, dans l'arène maintenant ».

Et il a ouvert la porte du boxe en criant dans sa langue des mots secrets à son cheval qui se cabrait et fonçait droit sur moi, prisonnière du cirque de bois. 



dimanche 20 octobre 2013

Betty Joyson et Jacques Kerouac

Texte publié dans le numéro 8 du webzine Feather. Un grand-merci-doré-velours à Yannick D. qui m'a beaucoup aidé.


Kerouac


 
Extraits de la correspondance entre Jacques Kerouac et Betty Joyson 
durant la rédaction du livre Sur la Route 


12 Août 1947
Jack, je voudrais bien être là, à Denver avec toi et les autres, pour te dire de lâcher un peu la benzédrine et d'écrire davantage. Dean et Carlo vont finir par se faire cramer la cervelle à force de passer leurs nuits à découdre le monde avec leurs mots -des nuits et des nuits dans leur taudis misérable à se raconter les choses jusqu'au bout du bout, et toi dans l'ombre, qui fume ton herbe et boit ton alcool pikette pas chère... garde au moins une trace de tout ça dans tes carnets. Chacune de tes journées est comptée, rappelle-toi ça, oiseau de mes nuits. Alors écris, gaspille pas. Au moins si tu touches le fond, pose-ça sur le papier quelque part, pour plus tard.

J'aimerai ça, voir ton nom dans un journal d'ici bientôt, un genre d'article qui cause de ton voyage et des soirées à Denver, ça peut en intéresser plus d'un je pense. Et puis n'abandonne pas ton manuscrit new-yorkais. Je veux la suite absolument.

Et et et,
écris-moi encore, aussi.

Betty Joyson

8 Octobre 1947
Alors Ti-Jean, après l'été c'est à nouveau l'automne et le retour au gîte familial ! J'avais des yeux écarquillés en lisant tes aventures californiennes. Quel effet ça fait de vivre au jour le jour une ptite vie de famille et de passer ses journées à genoux contre la terre, à ramasser du coton ? Je parie que tu t'imaginais pouvoir vivre comme ça, tranquille, avec Terry et son petit pendant des siècles. Hè Jack, c'est raté, la route t'appelle, et c'est comme ça. La vie réglée comme une pendule de campagne est pas faite pour toi je crois, maudit comme t'es.

De mon côté j'ai vendangé pour un vieux fou dans le Nebraska et voilà comment ça se passe:
On part tous au petit jour dans un fourgon, entassés les uns contre les autres, on a juste le temps de boire un café et de se jeter une rincée d'eau sur le visage -glacée le plus souvent. Ensuite de ça, le fourgon escalade à toute berzingue les chemins cabossés pour aller droit sur la parcelle de raisin qu'on ratisse jusqu'au dernier grain, et, du petit matin jusqu'au sommeil, on boit tellement de vin que très vite on délire tous dans la vigne. Il faut remplir les seaux plein de raisins juteux, balancer ça dans la benne plus haute que nous, repartir pliés en deux, accroupis dans les rangées. C'est une belle pagaille et on se regarde tous dans le fond de nos yeux -miroitant d'ivresse. Nos mains deviennent noires à mesure que le sang de la vigne y imprime sa marque, impossible à dissimuler même sous des litres de savon, ça part pas. On est des genre de MacBeth de la vendange, et tout dans notre allure raconte la vie débridée qu'on mène ici: notre démarche tangente, nos rire débonnaires, nos embrassades illimitées et l'étincelle lubrique et amoureuse qu'allume le vin dans nos regards.
Dans la vigne on mange des grappes -discrétos-, et le soir c'est ventrée pleine à la table du patron.

J'ai rencontré un type ici, un musicien qui gratte sa guitare dès qu'il peut, il voyage dans tout le pays, comme toi et tous ces chers déjantés que tu côtoies, et crois-moi tu devrais le voir. Il joue des vieilles musiques et chante en espagnol et il prétend avoir vécu avec un vieux sorcier qui lui a appris la guitare et des façons de soigner les plaies que nous autres connaissons pas. Je l'ai vu guérir un type qui s'était entaillé avec son sécateur: juste de l'herbe et un truc qu'il a pas voulu dire mais qui faisait hurler le blessé. Seulement deux jours plus tard il avait une belle cicatrice et sa main coupe toujours du raisin, ce qu'était pas gagné au départ.

Tu me donnes envie de voir la Californie et ses champs de coton brun, et, surtout, tu me donnes envie de me glisser, de me serrer contre toi. Je serai collante de raisin et d'alcool quand je reviendrais, et je te raconterai le Nebraska, le petit jour qui nous cueille à la sortie du fourgon quand la vigne est mouillée de rosée, que les oiseaux s'étirent hors du nid et que nous tous, on se frottent encore les yeux, tout étourdis par la longue nuit de chansons, d'alcool et d'amour. La beauté trébuchante des choses simples Ti-Jean, c'est ça qu'il faut que nous écrivions.

Je t'en dis pas plus. On se retrouve quand on se retrouve, peut-être à New York, oiseau de mes nuits.

Des baisers. Betty.

ps. Le journal que tu m'a envoyé est arrivé en miettes avec la lettre mais j'ai quand même vu tes initiales au bas du canard. Tout baigne -et je t'aime encore assez.


23 Mars 1948
Comme ça après une année rangée, passée à écrire et te remplir la panse dans le douillet confort de la maison familiale, il a fallu que Dean tape à ta porte et que vous vous jetiez à nouveau sur la route comme des excentriques.

Bon, contente de savoir que cet énergumène de Old Bull Lee se la coule douce dans le pays, et qu'il se tient tranquille loin des embrouilles et des flics. Quand même, ce que tu racontes de sa vie avec Jane tient du miracle et ne va pas te mettre à piquer tes délicieux bras dorés, la benzédrine suffit bien pour les visions (et l'herbe et l'alcool et tout ce que tu me dis pas). Tu vas finir comme Bull, incapable de rien à partir de midi, à part lire à l'ombre et éructer sur le monde et je serai triste comme les pierres, voilà.

Et pourtant Jack, ce que tu écris de la Nouvelle-Orléans le prouve encore: tu dois continuer à voyager, voir par tes propres yeux, parcourir, ressentir. Humer la route. Tu dois témoigner de ce monde là, qui s'écroule et qui grelotte dans les bas-fonds de notre Amérique. Tu dois montrer quelle est la vie des gens dans notre genre. Toute cette foutue bande de prophètes délirants, ces camés solaires qui arpentent le continent, tu dois la raconter. Ce que tu écris m'as touché bien plus profondément que tu ne peux le croire. Et je ne blague pas, et je ne te fais pas ce coup-là pour que tu rappliques dans mon lit. Ta vision du Sud m'a donné envie de me rouler dans ta lettre. J'aurai voulu une lettre de plusieurs kilomètres de long pour m'enrouler dedans. Je serai là, enturbannée dans ton écriture qui frappe à mon coeur. Gâche pas ça pour entrer dans le jeu de Bull. Je l'aime comme toi, mais à chacun son étoile, et tu dois suivre la tienne.

Je veux la suite de ton voyage puisque tu pars à nouveau avec Dean et Marylou les fêlés et au milieu de toutes les belles filles de Californie garde des pensées pour

Betty Joy's 

 Neal Cassady -alias Dean- et Kerouac


4 Juillet 1948
Hè, Oiseau de mes nuits, ne sois pas si surpris que Dean et Marylou t'aient planté en plein milieu de San Francisco. Qu'est-ce que tu espérais espèce de vieux sentimentale ? Qu'ils prennent avec toi un meublé à trois et que vous roucouliez comme vous le faîtes en bagnole quand vous avalez les kilomètres ? Jack, secoue ta carcasse et écoute-ça: Dean est un malade, un fou, fêlé, et c'est pour ça que tu l'aimes, mais n'attends pas de lui qu'il agisse avec tempérance et te prenne sous son aile. Il poursuit son but à grande vitesse démoniaque -but que lui seul connais mon pote!- et ceux qui ne le suivent pas restent derrière.

Laisse-le aller et venir, et de ton côté, concentre-toi sur San Francisco, l'océan, les tocades des gens du coin, le jazz et les vieux fous que tu fréquentes, tes visions, tout ça. Je sens que tu touches à quelque chose de nouveau à Frisco. Tu deviens tellement mystique par moment que je me demande si tu vas revenir à New-York pour de bon, ou plutôt filer en Inde ou en Afrique, voir la vieille Europe et rencontrer tous les types les plus déjantés de tous les continents du monde.

Ici j'ai rencontré un grand noir avec des yeux hallucinés qui parle sans arrêt des princesses qu'il doit épouser dans son pays d'Afrique. Il est convaincu d'être le fils d'un roi, et il traîne un désespoir alcoolisé sur les trottoirs de New York. Je l'ai rencontré il y a trois semaines déjà, et depuis je passe le voir tous les jours. On s'assied sur un sofa défoncé, on boit du Schnaps, et il chante en tapant sur un tambour qui est la seule chose qu'il possède qui ne soit pas brisée. Du matin au soir il titube et ne sait plus ce qu'il dit, mais quand il chante on voit vraiment qu'il est un prince. Il tape comme un démon sur son tambour, ses grands yeux noirs injectés de sang roulent dans leurs orbites et son sourire ravagé dévore son visage. Il chante et qui que tu sois, tu te mets à chanter avec lui ses airs délirants qu'il ressassent chaque jour. Il est vraiment magnifiquement fou et je ne peux plus me passer de lui.

Si tu reviens à Next-York rapidement je te le ferai rencontrer, il faut que tu le vois. Mais viens vite: il dit tous les jours qu'il va repartir et il est tout à fait capable de le faire et alors adieu tambour et chant orgasmique!

Betty.



10 Avril 1950
Jack, ta dernière lettre m'a fait cet effet: un sucre qu'on casse en deux entre ses mains, avec un petit coup sec – et le sucre c'est moi. Mais j'ai beaucoup de bonheur pour toi. Tu as l'air d'avoir vécu et vu tant de choses au Mexique, et Dean et toi avez atteint une amitié tellement indécousable, quoique dise l'avenir, et ça me rend tellement heureuse de savoir que tu as pu publier ton livre.

Je sais que nous allons nous voir bientôt, et je t'en dis pas plus aujourd'hui. Retrouve-moi dans le café de la place Centrale à trois heure de l'après-midi, mardi prochain, je porterai zéro culotte.

'Joy. 



Kerouac


Une liste non-exhaustive des choses à savoir sur Kerouac pour briller en société


Kerouac est franco-canadien et il parle exclusivement français jusqu'à l'âge de 6 ans. Il écrit le premier jet de Sur la route dans sa langue première. Il va vivre un moment à Paris et chercher à retrouver la trace de son ancêtre breton.

Kerouac rempli plein plein plein de carnets durant ses nombreux voyages, et pendant des années, carnets desquels il va tirer tout le matériel pour écrire -selon la légende- son tapuscrit de Sur la route en trois semaines. Ce tapuscrit que l'on appelle « rouleau original » et qui fait -ça, ce n'est pas une légende- plus de trente mètres de long. Il tient également une correspondance assidue avec tous ses amis, correspondance dont il dit que « c'est peut-être ça, le vrai livre. »
 
Sur la route est un livre autobiographique, dont le héros est en fait, à mon sens, Dean Moriarty, pseudonyme que Kerouac donne à son ami et compagnon de voyage Neal Cassady. Lui-même s'invente le nom de Sal Paradise, et il rebaptise ses amis William S. Burough (auteur du Festin nu) en Old Bull Lee, et Allen Ginsberg (Howl) en Carlo Marx. En fait, à l'origine, Kerouac n'avait pas masqué l'identité des protagonistes, mais pour se faire éditer, il a dû transformer les noms.

Kerouac a été marié trois fois, et de son second mariage est née une fille qu'il n'a jamais reconnue.
 
Le succès de son livre Sur la route va participer à la création du mouvement beatnik, auquel Kerouac n'adhère pas, et dont il se méfie même. Il va petit à petit s'éloigner de certains de ses amis et des étiquettes politiques que les uns et les autres tentent de lui coller sur le dos. Entre ceux qui le trouvent trop révolutionnaire et ceux qui voudraient le voir s'engager dans la contestation, Kerouac, qui devient bouddhiste, puis fervent catholique, et qui, semble-t-il, voudrait simplement écrire sa vision du monde, se trouve balloté et mis à mal par l'ensemble de la société américaine. 

Il meurt retiré à la campagne auprès de sa troisième épouse et de sa mère, à l'âge de 47 ans, d'une maladie liée à son alcoolisme et sans un kopeck en poche.
 
Le terme « Beat Generation » vient de « beat » qui signifie en argot brisé, fatigué, cassé, qui évoque aussi le beat, le battement du jazz, musique dans laquelle baigne ce mouvement artistique, et, pour Kerouac qui est francophone, ce terme ce rapproche également de béat, la béatitude. 
 


 
Burroughs, Ginsberg, Kerouac



Et Betty Joyson dans tout ça ?
   On parle essentiellement des hommes quand on évoque la Beat Generation, et pourtant de nombreuses femmes ont accompagné les héros de ce mouvement artistique et social. Elles étaient, certes, les compagnes et les épouses délaissées des hommes à la vie dissolue, mais elles ont de leur côté aussi voyagé, écrit, peint, bref, exprimé leur propre vision du monde. Entre l'éducation des enfants assumés ou non par les hommes, et les diktats d'une société misogyne dans les Etats-Unis des années 50, elles ont tenté et parfois réussi à passer à la postérité, avec il est vrai, moins de succès que leurs homologues masculins. On peut pourtant gager qu'elles ont été muses, compagnes de voyage, amies, mécènes, intellectuelles et artistes actives et influentes dans la vie de tous ces hommes, dont elles ont été parfois les mentor.

On retiendra Joyce Johnson et ses Personnages secondaires, Diane Di Prima, poète, Hettie Jones, non traduite en français à ma connaissance et bien d'autres à chercher par vous-même si ça vous tente. Quant à Betty Joyson, inutile de googler son nom, c'est un personnage fictif inventé durant ma lecture de Sur la Route


Betty Joyson

samedi 14 septembre 2013

Melody O. - Dégradation du système d'injection



Il avait un air de garçon fort dehors fragile dedans, avec ses mains dans le cambouis, ce gars-là. Il balançait sa tête en rythme sur les Clash qui jouaient sûrement depuis l'aube dans l'garage où il bossait et il écoutait la musique en réfléchissant à certaines pannes dans certains moteurs et il relevait le nez de dessous l'capot, balançait sa jolie tête de garçon fort-fragile, tirait sur sa cigarette de plus en plus minuscule au bout de son bras tatoué de fleurs bleues pâlissantes, et replongeait dans le moteur avec une inspiration calme et soudaine.
Qui a dit que la mécanique n'a pas d'âme ? Il respirait un genre de philosophie de garage. Il avait l'air d'écouter les bagnoles autant qu'un ostéo écoute les os et les muscles et les tendons qui jouent les uns avec les autres dans nos corps.
Melody O. le regardait ausculter sa voiture et elle lui trouvait un air tendre. Il touchait les rouages avec du velours au bout de ses doigts, il coupait son souffle pour mieux entendre, pis il recommençait: relever la tête, dodeliner sur la voix de Joe Strummer, tirer sur sa miette de clope, inspirer, et replonger. Ça durait cinq bonnes minutes au chronomètre de Melody. Elle aurait pu l'observer des heures ceci dit.

Finalement il a dit «  Va falloir faire un tour pour être sûr. Grimpez! », en sautant à bord de la voiture.
Melody O. n'avait pas prévu ça dans son programme du jour, monter à bord de sa propre voiture conduite par un homme odeur-de-cigarette-fragilité, qu'avait en plus de ça -elle venait de le voir- les yeux couleur incertaine, ce qu'ya de pire pour quelqu'un comme Melody O. Elle commençait déjà à sentir qu'il lui faudrait fixer longtemps sa pupille pour en avoir le coeur net. Le coeur net de tout regret. Et pour être sûre, ce coup-ci, faudrait peut-être faire plus d'un tour avec lui, mais elle dit rien de tout ça. Le gars en forme de tendresse masquée démarrait et mettait déjà les gaz avec la voiture et Melody dedans.

Chose que le type savait pas, c'est que Melody avait une peur bleue rouge verte de la vitesse, et qu'elle se cramponnait déjà à son siège le plus discrètement possible, en sentant les perles de sueur dans les coins secrets de son corps. Mais le gars avait une vraie sensibilité, des antennes invisibles qui captaient plus qu'il en avait l'air, et il a vu rapidement la pâleur de Melody et ses phalanges crispées sur la mousse de la banquette. Il a rien dit, il a pas ralentit, il a juste posé sa main sur celle de Melody. Et puis « Faut pas avoir peur hein, j'ai l'habitude, j'fais ça souvent. »
Pendant deux secondes et demi, elle s'est demandé s'il faisait référence à sa conduite ou à sa main sur la sienne. Elle s'est tourné vers lui, et il l'a regardé sans sourire. « J'fais ça souvent, il a répété, et j'vais freiner un peu brusquement, ça s'ra normal, ok ? »
Il freina et se rabattit sur la bande d'arrêt d'urgence. « Et maintenant ?, elle a demandé. » A nouveau il s'est tourné vers elle et pis sa main a glissé sur la cuisse de Melody. Elle a rien dit pendant un temps, les fleurs tatouées sur la peau frémissaient dans le silence d'la voiture. Ils retenaient leur souffle tous les deux. Et pis « Gris vert, elle dit » « Oui. Selon les jours. »
Lentement, il a remis le contact.

Ils roulaient à nouveau en direction du garage. Melody avait allumé l'auto-radio. Ils roulaient et Patti Smith chantait, ils avaient ouvert les fenêtres, le vent éteignait peu à peu les étincelles qui étaient nées entre eux.
« Ça doit être une dégradation du système d'injection ou bien un connecteur d'la pédale de frein qui fait plus l'boulot », il avait dit. Et Melody voyait bien qu'il avait maintenant des yeux gris-vert avec une flamme dedans. C'était flagrant.
Dans l'garage il a roulé une nouvelle cigarette et s'est mis à chercher à nouveau sous le capot avec des gestes lents et méticuleux.
Melody attrapa une pub pour des pneus à moins de 90 euros et elle fit un oiseau d'papier avec. L'origami ça la calme quand elle est excitée, mais elle sait faire que les grues. Elle a marqué au feutre noir ces mots : « Ouvre tes ailes, beau visage » de part et d'autres des flancs de l'oiseau. L'a posé sur le bureau couvert de factures, de traces de doigts noirs, de cendriers gris. Un oiseau avec des pneus neufs pour pas si cher que ça, tu vois.

Après qu'il eut tout bien remis en ordre dans le moteur de Melody, il a pris pour son numéro de téléphone et son adresse -pour le dossier soit-disant. Il souriait en dedans, ça s'voyait bien, et il n'avait pas remarqué l'oiseau sur le bureau.
Enfin, il lui serra la main pour lui dire au revoir, comme on fait avec les clients sérieux, une pression des doigts un peu plus longue que la normale, mais ils ont rien dit de plus.
Et puis, quand elle s'est éloignée ils se firent un geste de la main.
Joe Strummer chantait toujours dans le garage. Et Patti Smith dans la voiture.



lundi 26 août 2013

Treizième chronik





Sais-tu ça qu'on joue à la pétanque la nuit dans le jardin y'a le lampadaire municipale qui nous éclaire, il est minuit passé, on mange des poissons-papillotes dans du papier d'argent cuit sur le feu.
Sais-tu ça qu'ya des amis qui viennent pour faire d'la salade et manger d'la tarte à l'oignon-chèvre quand même glamour, on n'a pas peur de s'embrasser après même si ça colle, on a le dedans de la bouche qui sent la vie salée.
Sais-tu ça que j'écris mes histoires sur un cageot d'raisin retourné, à cheval sur le lit quand les amis sont partis, il est 01h44 du matin, les cigales se sont tues.
Tu sais p't-être pas non plus que j'écris des articles pour des magazines, j'voudrais faire que ça dans la vie: tu fais-tu quoi ?, j'écris des textes sur des textes que des gens écrivent, pis les miens aussi, un peu.
Sais-tu ça qu'j'aime l'été, les vêtements courts qui cachent pas la peau, les bisous qui collent, les cigarettes sous les étoiles, la pétanque et la guerre aux moustiques, les bières l'été dans l'jardin, les tables en plastique blanc qui bougent, ça tangue quand on coupe le pain pendant les dîners avec les amis, on s'arrime tous aux côtés, les mains plaquées sur le blanc plastique, on tient bon, juste le temps d'couper le bout de pain.
Sais-tu le chant des grenouilles à cette même heure quand j'écris ?

A cette heure-là l'été les gens dorment pas, les gens ont les yeux éveillés, il est zéro heure passée du matin, ils parlent de théâtre, de marionnettes pour les moins de 12 mois, ils parlent de danse avec des chorégraphes qu'ont des noms pas prononçables, on fait de la compèt de pâté lorrain, on mange d'la quiche avec des beaux amis d'Nancy, on boit d'l'eau de vie qui rend heureux.
Ya des bouteilles qui s'transmettent depuis plusieurs générations, d'autres qui viennent d'ailleurs, de pays lointains, t'es obligé d'avoir du vague dans les yeux quand tu les r'gardes, ya des plantes mystérieuses dedans, on s'sert à boire dans des verres minuscules. Nos amis qu'amènent ça, la bouteille, ils parlent vaguement des gens qui leur ont donné, ils racontent des bribes d'histoires les yeux plongés dans le passé, il est tard on voit pas s'ils sont tristes ou heureux, on voit une forme de nostalgie sur l'ombre de leur visage. C'est beau, c'est comme un fado, ça m'donne envie d'chanter mais vu que j'chante très faux et qu'en plus j'ai la gorge serrée d'émotion j'lève plutôt mon verre et j'le bascule doucement.

L'autre jour yavait trois bébis chez nous, trois p'tites sur un drap vert posé par terre, une fausse pelouse, les bébés pouvaient bouger, leurs parents avaient quand même peur d'évasion, ils doivent avoir d'l'angoisse dans l'ventre constamment, les enfants ont peut-être des ailes cachées sous les aisselles, ils prennent toutes les choses à leur bouche, leur équilibre est incertain. Quand les parents ont l'dos tourné il faut les surveiller, on se sent petit et minable face à ces bouts d'existence boudinés qu'ont des yeux comme la jungle, avec mille idées qui dansent dans la pupille, des yeux gris, verts, des fois bleus, des couleurs pas définies qui oscillent dans la lumière. Quand les parents sont aux toilettes on s'précipite, on s'précipite avec not' propre maladresse pour que l'enfant tombe pas en arrière, leur équilibre est pas sûr exactement comme la couleur de leurs yeux, je pense que c'est pour ça qu'c'est fatigant les bébés.

En tout cas elles, elles faisaient les belles sur le drap vert avec leurs yeux de jungle. Est-ce qu'elles sont déjà dans la compète?, j'me demande; j'vois ça entre les filles, les femmes, elles se jaugent du regard, elles sont rassurées de voir qu'elles sont pas moins belles, qu'elles sont pas plus stupides, que leur copine aussi elle a des grosses cuisses et qu'elle rit fort quand elle mange, que des fois elle crache même des bouts sans faire gaffe: ça va on peut accepter de pas être parfaite du coup, nous au moins on crache pas des bouts quand on mange des burger aux poivrons.
Même les vieilles dames s'font la concurrence, même les vieilles surveillent la voisine pour savoir si elle vieillit mieux ou moins, pour savoir si elle coupe encore son bois et ses rosiers, si elle nettoie encore le dessus de ses placards debout sur la chaise, un chiffon dans les mains, avec des soufflements crispés dans la gorge. Les vieilles dames aussi surveillent si les voisines ont des hommes qui viennent boire du vin rose sur la terrasse l'été il y a de l'ombre on est bien, mais quand même à son âge on devrait pas boire autant de vin disent les vieilles dames à propos de leurs voisines, elles montent la garde.

Quand j'vois tout ça, j'me dis qu'j'aime mieux les garçons et surtout toi.
J'aime mieux tes petits feux du soir quand tu brûles les cartons de bières sous ma fnêtre, ça m'enfume et ça pue terriblement à 02h07, nos amis sont partis, j'écris en tailleur sur le cageot retourné -sinon l'ordi chauffe-, et j'aime ça quand tu dis qu'tu viens, tu fais d'abord la vaisselle pis hop nos peaux sous les draps, la moustiquaire fait la tente au-dessus de nos corps aimantés. J'aime mieux les garçons dans l'absolu c'est sûr, et toi et ta façon directe de régler les choses quand j'râle sur les filles. Tu m'prends contre toi avec tes doigts, t'as les mains qui ruissèlent sur la peau d'mes seins, ça frissonne le bout rosé qui pointe vers toi, pis tes mains enserrent ma taille et mes hanches et mes fesses, y'a tout qui frémit dans moi, j'oublie les filles qui font râler, tu glisses entre mes jambes avec tes cheveux qu'ondulent et qui balayent doucement mon ventre dans la nuit, il est 03h36, ya plus rien d'autre qui bouge que nous.


 

dimanche 11 août 2013

Le grand froid II

Le grand froid I


A partir de là je t'attends
je te guette de près, de loin
je surveille tes mouvements
tes paroles, tes regards et tes gestes, j'attends le signe
de ton retour.
T'as l'air de quelqu'un qu'a pas besoin de m'avoir tout près
et ça charpie-syncope mon rythme cardiaque
j'ai, à la place, des pulsations sanguines, un grand silence, du vide
et je tourne et vire dans la maison
je vaisselle, je lessive, j'étandage, je livre mais
toujours je me rapproche
et je repars – la crainte de t'encercler
comme un insecte qu'on chasse de la main
à l'heure du déjeuner.
J'voudrais pourtant pas rater le moment où tes yeux
et peut-être même ton sourire
à nouveau vers moi -vont revenir.
Tu restes immobile, même quand tu bouges,
et je,
de près,
de loin,
- un ballet misérable autour de toi
avec pieds et mains et corps inquiets.

Je récapitule à voix basse des listes de choses que j'ai faites
qui pourraient t'avoir déplu
je ressasse des défauts que t'aurais pas vu depuis tout ce temps
qui d'un coup t'auraient sauté aux yeux
je trace dans ma tête les dernières minutes avant le grand froid, les dernières heures.
Je pense à toutes les choses dans moi qui pourraient te faire me désaimer.

Parce que tu me désaimes c'est sûr
et j'essaye de réparer ça
j'essaye en te faisant des prévenances
et mes prévenances t'énervent -je sais
ça nous égratigne tous les deux, mes efforts
tu repousses mes minuscules assauts
avec des mots simples pour tout le monde
peut-être tu diras plus jamais des mots à nous
peut-être maintenant c'est comme ça
froid, pierraille et plomb
et moi comment je fais pour enlacer une pierre géante glacée dans mes bras ?
Comment je fais pour te caresser avec ma peau, ma langue, mes jambes, mes mains
et te laisser glisser dans moi
toutes les nuits du monde à venir.

J'fais des gros efforts pour que personne voit - la peur
personne, les amis, les gens dans la rue, la dame de la supérette
je souris mollement
j'plaque mes lèvres l'une contre l'autre pour pas parler
j'pose mes yeux dans l'herbe pour pas r'garder la face des gens
on m'a souvent dit que je sais pas cacher les choses, que mes yeux parlent pour moi.
C'est pour ça que j'regarde l'herbe.
T'façons tout l'monde me dirait qu'c'est pas grave
que ça va passer
qu'on va se rabibocher les corps.
Mais personne sait comment t'es vivant dedans
et comment j'vois quand tu fais des faux
des faux rires, des faux baisers, des faux regards, des fausses paroles
comme si t'avais quelqu'un d'autre dans l'corps.
Les autres autour continuent la vie normale
ils savent pas qu'un drame en plomb éclot dans ma poitrine
une solitude me remplit quand c'est comme ça
elle a des mains aimantées pour moi
elle m’agrippe, elle me tient contre elle
et je marche à ses côtés
avec l'herbe que je regarde d'une façon inouïe ces jours-là.

T'as besoin des fois de te défaire de moi en silence
et je m'protège comme j'peux tu sais
on se construit des barrages pour que l'extérieur ne nous envahisse pas
pis des écluses pour contenir nos prop' émotions.
Seulement face à toi j'ai pas grand chose, j'ai presque zéro arme et pas d'armure.
J'invente des trucs,
je sens comme ça t'énerve de m'avoir près d'toi
mais j'veux pas rater le moment où tu vas revenir
et si tu pars
si tu pars pour de bon j'veux dire
je dois fixer dans mon esprit l'image de toi qui t'en va
j'aurai besoin de ça, cette image
si ça devait durer pour toujours - le grand froid.

En attendant j'm'invente des armes
j'pense très fort à des femmes puissantes
j'ai dans mon esprit Frida, la liberté
des femmes qu'ont été des artistes, des amoureuses, des mères, des sœurs
j'y pense pour me sentir forte comme elles.
J'pense à des filles d'aujourd'hui que je connais
qui se laisseraient pas abattre pour si peu
si elles étaient moi, si j'étais elles.
Je pense à ce que j'vais écrire de tout ça
comment ça va devenir quelque chose de pt-être bien, de pt-être positif
quelque chose sur quoi j'ai du pouvoir
dans la pénombre ventilée de la chambre
quand j'écris.
J'm'en vais dans les rues avec une amie aussi
on va voir des femmes fortes, Louise Bourgeois, Camille Claudel, Kiki Smith
on marche, on s'harasse de chaleur, on r'garde des films qui font pleurer
ça m'fait des bonnes raisons au moins, de laisser couler la peine.
Faut dire, ces jours-là j'peux pleurer pour rien
j'ai un vieux paquet de tristesse qui m'remonte de très loin
tout m'attriste et me touche
les corrida m'font pleurer, les enfants malades, l'aéronautique, les vieux qui meurent, les hérissons en bord de route, les arbres abattus et même les choses heureuses.
Les cadeaux, les remerciements, les gestes d'amitié.
Tu m'hypèresensiblises.

Et puis des fois pour m'endurcir j'commence à imaginer ma vie sans toi
Hè, qui vivra verra, j'me dis avec de l'ambition dans la voix.

J'ai quand même qu'une envie c'est de me coller contre toi
même pas pour baiser d'amour, non
juste pour être collés les deux, toi pis moi
vertical horizontal

reviens reviens reviens

Et pis ça vient lentement le moment où tes coins de lèvres se redressent
où tes yeux reprennent la direction de mon visage
ça revient, comme un cadeau après une longue maladie
comme un soleil foudroyant
les choses reprennent leur place
le monde reprend sa marche normale – et moi la seule je vois ça.
Il faut beaucoup de mots après ça
des explications mélangées de silence
on s'agrippe l'un à l'autre dans le noir de la chambre, il est tard
j'suis épuisée de larmes mais j'veux creuser dans toi pour savoir
j'veux trouver l'glaçon originel.
Il faut aussi des mains qui se posent apaisantes sur les peaux.
On s'dit que ça va, qu'on est encore là les deux -sur le pic glacé qui fond lentement.

Et j'ose encore pas te dire tout ce que je viens d'écrire,
comment c'est la terreur pour moi dans ces moments-là.