Le grand froid I
A
partir de là je t'attends
je
te guette de près, de loin
je
surveille tes mouvements
tes
paroles, tes regards et tes gestes, j'attends le signe
de
ton retour.
T'as
l'air de quelqu'un qu'a pas besoin de m'avoir tout près
et
ça charpie-syncope mon rythme cardiaque
j'ai,
à la place, des pulsations sanguines, un grand silence, du vide
et
je tourne et vire dans la maison
je
vaisselle, je lessive, j'étandage, je livre mais
toujours
je me rapproche
et
je repars – la crainte de t'encercler
comme
un insecte qu'on chasse de la main
à
l'heure du déjeuner.
J'voudrais
pourtant pas rater le moment où tes yeux
et
peut-être même ton sourire
à
nouveau vers moi -vont revenir.
Tu
restes immobile, même quand tu bouges,
et
je,
de
près,
de
loin,
-
un ballet misérable autour de toi
avec
pieds et mains et corps inquiets.
Je
récapitule à voix basse des listes de choses que j'ai faites
qui
pourraient t'avoir déplu
je
ressasse des défauts que t'aurais pas vu depuis tout ce temps
qui
d'un coup t'auraient sauté aux yeux
je
trace dans ma tête les dernières minutes avant le grand froid, les
dernières heures.
Je
pense à toutes les choses dans moi qui pourraient te faire me
désaimer.
Parce
que tu me désaimes c'est sûr
et
j'essaye de réparer ça
j'essaye
en te faisant des prévenances
et
mes prévenances t'énervent -je sais
ça
nous égratigne tous les deux, mes efforts
tu
repousses mes minuscules assauts
avec
des mots simples pour tout le monde
peut-être
tu diras plus jamais des mots à nous
peut-être
maintenant c'est comme ça
froid,
pierraille et plomb
et
moi comment je fais pour enlacer une pierre géante glacée dans mes
bras ?
Comment
je fais pour te caresser avec ma peau, ma langue, mes jambes, mes
mains
et
te laisser glisser dans moi
toutes
les nuits du monde à venir.
J'fais
des gros efforts pour que personne voit - la peur
personne,
les amis, les gens dans la rue, la dame de la supérette
je
souris mollement
j'plaque
mes lèvres l'une contre l'autre pour pas parler
j'pose
mes yeux dans l'herbe pour pas r'garder la face des gens
on
m'a souvent dit que je sais pas cacher les choses, que mes yeux
parlent pour moi.
C'est
pour ça que j'regarde l'herbe.
T'façons
tout l'monde me dirait qu'c'est pas grave
que
ça va passer
qu'on
va se rabibocher les corps.
Mais
personne sait comment t'es vivant dedans
et
comment j'vois quand tu fais des faux
des
faux rires, des faux baisers, des faux regards, des fausses paroles
comme
si t'avais quelqu'un d'autre dans l'corps.
Les
autres autour continuent la vie normale
ils
savent pas qu'un drame en plomb éclot dans ma poitrine
une
solitude me remplit quand c'est comme ça
elle
a des mains aimantées pour moi
elle
m’agrippe, elle me tient contre elle
et
je marche à ses côtés
avec
l'herbe que je regarde d'une façon inouïe ces jours-là.
T'as
besoin des fois de te défaire de moi en silence
et je m'protège
comme j'peux tu sais
on
se construit des barrages pour que l'extérieur ne nous envahisse pas
pis
des écluses pour contenir nos prop' émotions.
Seulement
face à toi j'ai pas grand chose, j'ai presque zéro arme et pas
d'armure.
J'invente
des trucs,
je
sens comme ça t'énerve de m'avoir près d'toi
mais
j'veux pas rater le moment où tu vas revenir
et
si tu pars
si
tu pars pour de bon j'veux dire
je
dois fixer dans mon esprit l'image de toi qui t'en va
j'aurai
besoin de ça, cette image
si
ça devait durer pour toujours - le grand froid.
En
attendant j'm'invente des armes
j'pense
très fort à des femmes puissantes
j'ai
dans mon esprit Frida, la liberté
des
femmes qu'ont été des artistes, des amoureuses, des mères, des
sœurs
j'y
pense pour me sentir forte comme elles.
J'pense
à des filles d'aujourd'hui que je connais
qui
se laisseraient pas abattre pour si peu
si
elles étaient moi, si j'étais elles.
Je
pense à ce que j'vais écrire de tout ça
comment
ça va devenir quelque chose de pt-être bien, de pt-être positif
quelque
chose sur quoi j'ai du pouvoir
dans
la pénombre ventilée de la chambre
quand
j'écris.
J'm'en
vais dans les rues avec une amie aussi
on
va voir des femmes fortes, Louise Bourgeois, Camille Claudel, Kiki
Smith
on
marche, on s'harasse de chaleur, on r'garde des films qui font
pleurer
ça
m'fait des bonnes raisons au moins, de laisser couler la peine.
Faut
dire, ces jours-là j'peux pleurer pour rien
j'ai
un vieux paquet de tristesse qui m'remonte de très loin
tout
m'attriste et me touche
les
corrida m'font pleurer, les enfants malades, l'aéronautique, les
vieux qui meurent, les hérissons en bord de route, les arbres
abattus et même les choses heureuses.
Les
cadeaux, les remerciements, les gestes d'amitié.
Tu
m'hypèresensiblises.
Et
puis des fois pour m'endurcir j'commence à imaginer ma vie sans toi
Hè,
qui vivra verra, j'me dis avec de l'ambition dans la voix.
J'ai
quand même qu'une envie c'est de me coller contre toi
même
pas pour baiser d'amour, non
juste
pour être collés les deux, toi pis moi
vertical
horizontal
reviens
reviens reviens
Et
pis ça vient lentement le moment où tes coins de lèvres se
redressent
où
tes yeux reprennent la direction de mon visage
ça
revient, comme un cadeau après une longue maladie
comme
un soleil foudroyant
les
choses reprennent leur place
le
monde reprend sa marche normale – et moi la seule je vois ça.
Il
faut beaucoup de mots après ça
des
explications mélangées de silence
on
s'agrippe l'un à l'autre dans le noir de la chambre, il est tard
j'suis
épuisée de larmes mais j'veux creuser dans toi pour savoir
j'veux
trouver l'glaçon originel.
Il
faut aussi des mains qui se posent apaisantes sur les peaux.
On
s'dit que ça va, qu'on est encore là les deux -sur le pic glacé
qui fond lentement.
Et
j'ose encore pas te dire tout ce que je viens d'écrire,
comment
c'est la terreur pour moi dans ces moments-là.