dimanche 2 février 2014

Un bébi







Y a un moment dans la vie où on fait beaucoup moins de choses pour la première fois, où les premières expériences se font plus rares, plus d'premier baiser, de premier amour, de première main là, là où c'est doux, de première rupture, premier voyage, premier avion, première voiture, premier boulot, premier deuxième grand amour...
J'en étais rendue là quand y m'est arrivé quequ'chose de vraiment neuf, d'inédit, de jamais vu sur terre ou presque, en tout cas dans ma galaxie corporelle. Truc qui m'a rendu toute chose, qui m'a bouleversé les projets de vie, qu'a changé ma conduite habituelle et le temps bien organisé.
Voilà.
Je sais pas pour où commencer le premier texte avec toi dans mon ventre.
C'est un drôle de truc de savoir qu'il va y avoir un avant et un après, mais que l'après, on n'est pas encore vraiment dedans. On est entre les deux, parce que c'est là, et pas là en même temps, vivant et pas visible, ou juste à peine, dans l'arrondi qui pointe au-dessus du sexe, là, perché dans mon ventre -on dit le ventre, mais le ventre ça veut rien dire, le ventre c'est tout à la fois l'estomac, l'intestin, le colon, le foie, le pancréas, l'utérus. Et bien sûr c'est pas dans mon foie. C'est là, dans mon ventrutérus, et ça donne déjà une forme vraiment bizarre à mon corps, si tu veux mon avis.

Je dis « ça » à cause de la pudeur, à cause de comment nommer quelque chose d'aussi complexe qu'un bébi qui se construit dans l'utérus, qui se construit de manière automne quoiqu'on en dise, parce que franchement ça paraît pas être moi qui fabrique des mains et des fémurs de bébi, je sais pas faire ça, la preuve c'est que j'ai zéro diplôme en maçonnerie d'enfant. Zéro diplôme et pas d'expérience non plus. Genre première vraie fois. Qui fait peur.
Je dis « ça » mais je sens bien que c'est vivant à cause des changements dans mon corps, dans ma tête, je sens que ça agit, que ça vit dans moi, que ça m'impacte déjà.
Je lui parle même des fois. Avec les mains sur le ventre, comme dans les mauvais films, et sûrement un demi-sourire niais sur ma face.
Je lui dis des mots d'prudence, des va pas trop vite (des mots secrets des fois). Parce qu'y faut que je m'habitue tu vois, j'ai besoin de temps pour le faire grandir dans ma tête, qu'il passe du stade de p'tit bout de cellules démultipliées à foetus pis à bébi. Un bébi rouge et fripé qui grandira en-dedans, avec ses pieds et ses pouces et une paire de fesses. Vrai bébi de première fois quoi.

Je sais pas pour où commencer le premier texte avec toi, d'ailleurs je sais pas par où commencer la nouvelle vie en général, et j'ai des airs de toupie sans boussole à vouloir tout révolutionner et tout parfaire partout autour de moi, pour que tu sois bien. Je m'sens comme si j'allais faire un thé pour Giono ou Calvino, ou préparer des crêpes à Roald Dhal, j'ai l'impression que je vais avoir Zeus ou Râ dans ma maison, pas pour un jour ou deux, pour la vie entière.
J'voudrais bien l'avoir le kit « vie parfaite pour enfant heureux », j'espère qu'ils l'offrent à la première échographie, sinon si quelqu'un connait l'adresse y peut-tu m'la donner s'il te plaît avec un grand P?
Parce que ma vie juste là, elle ressemble pas trop à ce qu'y montrent dans les magazines pour enfants cool, comme Milk ou Doolittle, ma vie elle est pas comme sur les blogs de filles créatives qui font des guirlandes et des cheesecake elles-même et qu'ont l'air d'avoir zéro complexe dans leurs dix doigts. J'ai l'impression qu'elle assure pas un gramme de cachou ma vie et qui faut tout retapisser en pastel et confettis - même si à moi ça m'va plutôt bien juste comme c'est là, mais le truc c'est qu'y s'agit pas d'moi, mais de toi maintenant, et que tu sois bien.
Et quand je pense à tout ça c'est tellement l'angoisse que j'ai envie de m'blottir n'importe où dans un coin, même dans le panier du chien qu'est pourtant tout crotté d'boue à cause d'la pluie.

Et je crois que ce qui m'angoisse le plus c'est même pas ça. C'est ce traumatisme du bébi qui braille comme une souffrance atroce, quand tu peux tout essayer, le secouer, lui chanter des chansons débiles, le faire tourner dans les airs, faire des pets d'bouche ridicules, rien, rien qui marche. Juste il crie.
Alors arrive la mère, auréolée de sourire et de vêtements conforts-pratiques, avec cet air fatigué mais rayonnant, qui soulève l'enfant pour l'amener contre son cœur de mère et l'enfant se calme INSTANTANEMENT. J'ai longtemps regardé des mères faire ça. Et je m'dis aujourd'hui que c'est moi qui vais lever un bébi au bout de mes bras pour le prendre contre mon cœur et qu'il va instantanément arrêter de pleurer. Ou peut-être pas tu sais. J'admets que j'ai du mal à y croire. J'ai des fois peur que le miracle se produise pas.
Alors steupl, je te le demande comme une mère à son enfant, vu que c'est ce qui va nous arriver je te préviens, vu que oui, tu vas devenir un enfant, et oui, je vais devenir une mère, steupl, va pas trop vite. Fais pas la course avec le temps, parce que moi, j'ai besoin de m'habituer à être celle qui va soulager tes crises-passion avec un seul regard. Et que ça me semble pas si naturel d'avoir ce pouvoir sur quelqu'un, sur un minuscule bébi mystérieux qu'aura des airs de nous mais avec des pensées secrètes. Ça me semble pas si naturel non plus d'avoir un deuxième cœur et un deuxième cerveau qui grandissent dans moi. Et encore moins naturel que quelqu'un sorte de mon corps. Même un p'tit bout choupi que je vais aimer plus fort que la terre et les montagnes et les crêpes.

Et en même temps tu vois, le paradoxe c'est que j'ai hâte aussi. J'ai hâte d'entendre que tu vas bien, que t'es à la bonne place, que t'as tout ce qu'y te faut. Y m'tarde de te voir minusse chose humaine à l'intérieur de moi, genre de magie vraiment surnaturelle.
Et je m'fais un soucis pas possible à me demander si la moindre sensation veut dire ok tout baigne ou attention ça craint. Je veux déjà prendre soin d'toi, tu vois. J'ai déjà de l'inquiétude pour toi, et beaucoup d'amour, même avec toutes les peurs que tu flanques dans ce ventre qu'est comme ta première maison secrète où je peux pas te toucher ni te prendre contre moi. C'est que j'en ai djà envie de ça, comme un besoin intarissable qui s'arrêtera jamais. J'ai djà envie de te raconter des histoires vraiment de taupes et d'étoiles filantes, auxquelles je croirais juste pour que t'y crois toi aussi. J'ai djà envie que t'aies la couronne à la galette des rois, plutôt que moi, vraie preuve d'amour absolu de toutes les mères du monde, je pense.

Tout ça pour dire, bébi qui pousse en d'dans, que toute la peur de pas y arriver elle est force pipi d'chat à côté d'la joie, et que tous les gerbi du monde et toutes les 12h de sommeil par jour que tu m'infliges et tous les caprices que tu m'fais déjà (comment ça j'aime pu les pâtes???), bah tout ça c'est rien rien rien : j'ai d'la force pour toi pour des millénaires à venir, alors fais gaffe à ta ptite goule.


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