Y
a un moment dans la vie où on fait beaucoup moins de choses pour la
première fois, où les premières expériences se font plus rares,
plus d'premier baiser, de premier amour, de première main là, là
où c'est doux, de première rupture, premier voyage, premier avion,
première voiture, premier boulot, premier deuxième grand amour...
J'en
étais rendue là quand y m'est arrivé quequ'chose de vraiment neuf,
d'inédit, de jamais vu sur terre ou presque, en tout cas dans ma
galaxie corporelle. Truc qui m'a rendu toute chose, qui m'a
bouleversé les projets de vie, qu'a changé ma conduite habituelle
et le temps bien organisé.
Voilà.
Je
sais pas pour où commencer le premier texte avec toi dans mon
ventre.
C'est
un drôle de truc de savoir qu'il va y avoir un avant et un après,
mais que l'après, on n'est pas encore vraiment dedans. On est entre
les deux, parce que c'est là, et pas là en même temps, vivant et
pas visible, ou juste à peine, dans l'arrondi qui pointe au-dessus
du sexe, là, perché dans mon ventre -on dit le ventre, mais le
ventre ça veut rien dire, le ventre c'est tout à la fois l'estomac,
l'intestin, le colon, le foie, le pancréas, l'utérus. Et bien sûr
c'est pas dans mon foie. C'est là, dans mon ventrutérus, et ça
donne déjà une forme vraiment bizarre à mon corps, si tu veux mon
avis.
Je
dis « ça » à cause de la pudeur, à cause de comment
nommer quelque chose d'aussi complexe qu'un bébi qui se construit
dans l'utérus, qui se construit de manière automne quoiqu'on en
dise, parce que franchement ça paraît pas être moi qui fabrique
des mains et des fémurs de bébi, je sais pas faire ça, la preuve
c'est que j'ai zéro diplôme en maçonnerie d'enfant. Zéro diplôme
et pas d'expérience non plus. Genre première vraie fois. Qui fait
peur.
Je
dis « ça » mais je sens bien que c'est vivant à cause
des changements dans mon corps, dans ma tête, je sens que ça agit,
que ça vit dans moi, que ça m'impacte déjà.
Je
lui parle même des fois. Avec les mains sur le ventre, comme dans
les mauvais films, et sûrement un demi-sourire niais sur ma face.
Je
lui dis des mots d'prudence, des va pas trop vite (des mots secrets
des fois). Parce qu'y faut que je m'habitue tu vois, j'ai besoin de
temps pour le faire grandir dans ma tête, qu'il passe du stade de
p'tit bout de cellules démultipliées à foetus pis à bébi. Un
bébi rouge et fripé qui grandira en-dedans, avec ses pieds et ses
pouces et une paire de fesses. Vrai bébi de première fois quoi.
Je
sais pas pour où commencer le premier texte avec toi, d'ailleurs je
sais pas par où commencer la nouvelle vie en général, et j'ai des
airs de toupie sans boussole à vouloir tout révolutionner et tout
parfaire partout autour de moi, pour que tu sois bien. Je
m'sens comme si j'allais faire un thé pour Giono ou Calvino, ou
préparer des crêpes à Roald Dhal, j'ai l'impression que je vais
avoir Zeus ou Râ dans ma maison, pas pour un jour ou deux, pour la
vie entière.
J'voudrais
bien l'avoir le kit « vie parfaite pour enfant heureux »,
j'espère qu'ils l'offrent à la première échographie, sinon si
quelqu'un connait l'adresse y peut-tu m'la donner s'il te plaît avec
un grand P?
Parce
que ma vie juste là, elle ressemble pas trop à ce qu'y montrent
dans les magazines pour enfants cool, comme Milk ou Doolittle, ma vie
elle est pas comme sur les blogs de filles créatives qui font des
guirlandes et des cheesecake elles-même et qu'ont l'air d'avoir zéro
complexe dans leurs dix doigts. J'ai l'impression qu'elle assure pas
un gramme de cachou ma vie et qui faut tout retapisser en pastel et
confettis - même si à moi ça m'va plutôt bien juste comme c'est
là, mais le truc c'est qu'y s'agit pas d'moi, mais de toi
maintenant, et que tu sois bien.
Et
quand je pense à tout ça c'est tellement l'angoisse que j'ai envie
de m'blottir n'importe où dans un coin, même dans le panier du
chien qu'est pourtant tout crotté d'boue à cause d'la pluie.
Et
je crois que ce qui m'angoisse le plus c'est même pas ça. C'est ce
traumatisme du bébi qui braille comme une souffrance atroce, quand
tu peux tout essayer, le secouer, lui chanter des chansons débiles,
le faire tourner dans les airs, faire des pets d'bouche ridicules,
rien, rien qui marche. Juste il crie.
Alors
arrive la mère, auréolée de sourire et de vêtements
conforts-pratiques, avec cet air fatigué mais rayonnant, qui soulève
l'enfant pour l'amener contre son cœur de mère et l'enfant se calme
INSTANTANEMENT. J'ai longtemps regardé des mères faire ça. Et je
m'dis aujourd'hui que c'est moi qui vais lever un bébi au bout de
mes bras pour le prendre contre mon cœur et qu'il va instantanément
arrêter de pleurer. Ou peut-être pas tu sais. J'admets que j'ai du
mal à y croire. J'ai des fois peur que le miracle se produise pas.
Alors
steupl, je te le demande comme une mère à son enfant, vu que c'est
ce qui va nous arriver je te préviens, vu que oui, tu vas devenir un
enfant, et oui, je vais devenir une mère, steupl, va pas trop vite.
Fais pas la course avec le temps, parce que moi, j'ai besoin de
m'habituer à être celle qui va soulager tes crises-passion avec un
seul regard. Et que ça me semble pas si naturel d'avoir ce pouvoir
sur quelqu'un, sur un minuscule bébi mystérieux qu'aura des airs de
nous mais avec des pensées secrètes. Ça me semble pas si naturel
non plus d'avoir un deuxième cœur et un deuxième cerveau qui
grandissent dans moi. Et encore moins naturel que quelqu'un sorte de
mon corps. Même un p'tit bout choupi que je vais aimer plus fort que
la terre et les montagnes et les crêpes.
Et
en même temps tu vois, le paradoxe c'est que j'ai hâte aussi. J'ai
hâte d'entendre que tu vas bien, que t'es à la bonne place,
que t'as tout ce qu'y te faut. Y m'tarde de
te voir minusse chose humaine à l'intérieur de moi, genre de magie
vraiment surnaturelle.
Et
je m'fais un soucis pas possible à me demander si la moindre
sensation veut dire ok tout baigne ou attention ça craint. Je veux
déjà prendre soin d'toi, tu vois. J'ai déjà de l'inquiétude pour
toi, et beaucoup d'amour, même avec toutes les peurs que tu flanques
dans ce ventre qu'est comme ta première maison secrète où je peux
pas te toucher ni te prendre contre moi. C'est que j'en ai djà envie
de ça, comme un besoin intarissable qui s'arrêtera jamais. J'ai djà
envie de te raconter des histoires vraiment de taupes et d'étoiles
filantes, auxquelles je croirais juste pour que t'y crois toi aussi.
J'ai djà envie que t'aies la couronne à la galette des rois, plutôt
que moi, vraie preuve d'amour absolu de toutes les mères du monde,
je pense.
Tout
ça pour dire, bébi qui pousse en d'dans, que toute la peur de pas y
arriver elle est force pipi d'chat à côté d'la joie, et que tous
les gerbi du monde et toutes les 12h de sommeil par jour que tu
m'infliges et tous les caprices que tu m'fais déjà (comment ça
j'aime pu les pâtes???), bah tout ça c'est rien rien rien : j'ai
d'la force pour toi pour des millénaires à venir, alors fais gaffe
à ta ptite goule.
?