dimanche 25 janvier 2015

Le bruit du monde - janvier



Il y a quelque chose de sidérant dans certaines nouvelles, qui fait qu'on ne se souvient plus précisément de ce qu'on faisait au moment où elles nous ont percutées. Il nous reste un semblant de souvenir, mais comme une bribe d'explication qui s'arrête à mi-chemin dans notre bouche.
Qu'est-ce qu'on faisait quand on appris, pour l'attentat ?
Je faisais un gâteau, je regardais des trucs sur facebook, le fil d'actualité défilait, un enchaînement ininterrompu de photos d'art, d'articles politiques mêlés de messages personnels : « qui sort ce soir ? », « je cherche un appart pour une semaine en Gironde, faîtes tourner ».
Je crois que c'est comme ça oui. Sur Facebook. Une amie qui poste « Qu'est-ce qui se passe chez Charlie Hebdo? ». Et je me demande, oui, qu'est-ce qui se passe ? Je passe à autre chose.
Un deuxième message m'alerte. Genre, des coups de feu, chez Charlie Hebdo.

Je continue mon gâteau, mais j'allume la radio. Je garde un oeil sur l'ordinateur, j'ai les mains pleines de farine.
A la radio, déjà, on ne parle que de ça. Et ce que j'entends me sidère.

Je ne sais pas quoi dire, qu'y a-t-il à dire ?
Depuis deux semaines, le pays a basculé de manière étonnante, et je ne reconnais plus personne – ou pesque.
J'ai passé deux jours à suivre l'actualité avec frénésie, sans pouvoir me concentrer sur autre chose. On doit tous avoir vécu ça, un peu.

Je me demande ce qui m'a le plus choqué. Si je devais, comme dans les mauvais films américains, participer à des séances de debriefing psychologique pour les gens frappés par un événement traumatisant, qu'est-ce que je dirais ? Je sais pas.
Est-ce que c'est la mort des dessinateurs dont les noms sont connus de tous, ici ? Est-ce que c'est la mort tout court ? Est-ce que c'est la violence de cette mort ? Est-ce que c'est la revendication des tueurs ? Est-ce que c'est le fait que ça se passe à Paris, dans un quartier où des gens que j'aime vivent et évoluent ? Est-ce que c'est la peur pour nos vies, qui semblent soudain toutes potentiellement menacées ? Est-ce que c'est la peur pour les réactions qui ne manqueront pas de venir, de toutes parts, de tous les groupes près à s'élancer avec ardeur dans les communautarismes les plus dangereux ? Je crois que c'est tout cela à la fois, oui.

Très vite les réseaux sociaux se sont enflammés, et tout le monde avait son mot à dire. J'ai fait comme tout le monde. Mais l'unisson des voix que j'ai entendu m'a effrayée; un pays qui n'a plus qu'un seul mot à la bouche, fut-ce celui de « liberté » me semble bayonné. D'autres voix se sont élevées, pour mettre en garde, pour nuancer, pour questionner, mais les gens libres n'ont pas voulu les entendre. Au nom de la liberté – les autres doivent se taire.
Une immense foule s'est élevée, marchant comme un seul homme sur les villes. Je l'ai suivie moi aussi. Mais sans pancarte, et sans mot d'ordre. Je n'aime pas les ordres. Et les hommes politiques qui marchaient en tête de cortège semblaient avoir soudain retrouver une nouvelle et étonnante légitimité, brillante comme un sous neuf, même les plus critiquables d'entre eux. Un beau vernis sur leur costume plein du sang des guerres qu'ils mènent à travers le monde.

A mesure qu'elle s'est amplifiée, je me suis questionné sur cette voix qui crie pour couvrir toutes les autres, et qui dénoncent ceux qui ne pensent pas comme elle.
La télévision, que nous avons rallumée et dépoussiérée pour l'occasion, elle aussi, tous les soirs, est Charlie. Et ça m'inquiète. Je l'ai rendue à son silence, d'où je n'aurai pas dû la tirer.
La société découvre, horrifiée, que certains de ses membres ne partagent pas toutes ses valeurs, et sont prêts à les discuter. On est, par exemple, choqués que des enfants soient choqués par le contenu d'un journal satirique, dont le but a toujours été d'être … choquant. Et ça tourne en rond: les adultes affolés crient au scandale, parce que les enfants ne veulent pas se taire, symboliquement. Parce qu'ils ont des questions. On les expulse des classes, pour mauvaise conduite, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est que la démocratie. Et l'on se demande, entre gens bien-pensants, où l'on va avec tout ça.

*

J'ai fini par baisser le rideau des réseaux sociaux, parce que ce cri, au bout de quelques jours, a glacé mon sang. Et la consternation a remplacé peu à peu la sidération et l'horreur.

Même entre nous, nous ne sommes pas d'accord. Même avec moi-même, je ne suis pas d'accord.
J'y pense en observant mon chien que le grand air ébouriffe, et je l'envie de n'avoir pas d'autre passion que de courir après les oiseaux qui se posent dans les prés fauchés. L'humanité est harassante et tellement bruyante.

Parfois, j'aimerai pouvoir écrire non pas pour dire, mais pour me taire, pour reconstruire des ilots de silence et de paix entre les gens, pour tracer une frontière à partir de laquelle il n'y aurait plus ni violence, ni heurt, ni combat. Pour faire l'éloge de la douceur.

Je n'aime pas fermer les yeux sur le monde qui m'entoure, mais après l'avoir longuement regardé en face ces jours-ci, j'ai envie de fermer sans un bruit ma porte, et de m'enfouir sous les couvertures avec toi, avec seulement le chant de ton souffle dans mon oreille et l'arabesque en volutes de nos caresses sur mon ventre, dans lequel bat et se meut tout un monde de silence. 


Photo de Olivier Bruyère


 

vendredi 16 janvier 2015

L'hiver plat - décembre


  Photos Deerandtree



Décembre est toujours comme une porte qui s'ouvre et qui se ferme et qui pousse à faire des bilans qui font de nous des vieux. Des vieux avec des souvenirs dans les pupilles, gravés dans nos iris et sur nos peaux, des soleils marqués au fer blanc, et quelques cicatrices.
J'avais pas très envie de dresser le bilan de cette année, mais plutôt d'ouvrir grand les fenêtres pour celle à venir. Je m'étais jamais dit avec ça « quelle année pourrie », parce qu'y a toujours du bon et du mauvais quoiqu'on en dise, mais faut bien reconnaître qu'on avait eu notre part de jours tristes durant ces douze derniers mois et que j'avais pas d'envie particulière de mettre des croix blanches sur un almanach du temps passé. Les croix blanches étaient marquées dans mon âme ou ce qui s'en rapproche, de toute façon. D'un autre côté, certaines personnes sages prétendent qu'il faut de grandes peines et des chagrins profonds pour avoir des joies véritables. Je trouve ça un peu facile, quand on touche le fond, mais bon. Peut-être que ce sont des bonnes paroles à dire quand on est vieux et qu'on a vu beaucoup de choses. En tout cas j'espérais secrètement que ça nous garantissait une année à venir du tonnerre avec des cascades de bonheur et et des myriades de rêves qui se réalisent, comme par exemple mon désir inassouvi d'avoir enfin des poules – vu que t'avais dit non pour les lapins...
Quoiqu'il en soit, décembre était un hiver plat cette année, avec pas de neige, pas de froid, que du mistral et de la pluie, et même pas de température en dessous de zéro. J'avais un creux dans le coeur à cause de la montagne qui me manquait, avec sa glace et ses frimas, son grand ciel bleu et blanc découpé en arrêtes vertigineuses sur le vert éternel des sapins et le brun tendre des mélèzes. J'avais les jambes engourdies du manque de ballades en forêt, et une envie de bêtes, de pelage et de paille, une envie de l'odeur du foin dans une bergerie, de l'odeur du feu dans une cheminée, et du chien qui dort en rond sur un tapis. Genre d'images des livres pour enfant, qui existent en vrai mais loin d'ici, dans un pays où on sort avec sa pelle pour déblayer le chemin à cause de la neige, où on coupe son bois et où il fait super froid dans la maison le matin, avant d'allumer le feu. Genre de vie qui me manque quand il fait 15° pour Noël avec pas un milligramme de neige flottante dans le ciel.

Du coup j'avais développé une addiction aux comptes instagram qui montraient des images de montagnes, d'arbres et de neige, et je tricotais de manière compulsive des cadeaux de Noël qu'étaient, faut bien l'avouer, plutôt médiocres vu que je débutais encore, mais ça me prenait comme une passion nouvelle ou retrouvée, et je n'écrivais plus du tout, et je ne lisais pas, et je ne travaillais plus. Je tricotais et je trouvais dans le tricot une philosophie de la vie (comme dans l'auto-stop), comme par exemple ce gilet pour l'enfant-à-venir d'une amie chère à mon coeur: j'avais recommencé au moins six fois la première boutonnière, avant de comprendre comment on fait réellement une boutonnière. Et pour la suivante (le modèle en comptait cinq), il ne m'avait fallu que trois reprises. J'avais fait la dernière en ricanant à tes folies à toi qu'était rentré du travail et qu'essayait de me faire lâcher les aiguilles pour qu'on se mette tout nus avec nos peaux sous nos mains frémissantes. Et je me disais, en regardant mon gilet minuscule et moelleux, que tricoter, ça t'apprend la persévérance et qu'avec du travail on vient à bout des obstacles et de nos propres lacunes. Ça paraît vieux, de penser ça, vieux comme une idée dont on n'a plus besoin quand tout se télécharge, s'achète et se consomme, mais c'était vrai pourtant. Et c'est vrai aussi que ce qui, en nous, va lentement, s'enracine mieux et nous rend plus riche que ce à quoi on accède facilement. Je me disais ces choses-là en écoutant la musique du film Alabama Monroe (celui qui fait GRAVE pleurer) et en recommençant la couture de la manche du gilet pour la quatrième fois – vu que les deux premières fois j'avais cousu la manche dans le sens de la largeur...

Décembre passait lentement et en demi-teintes, avec un nouveau danseur dans mon ventre qui tapait comme un sourd pour bien me rassurer toutes les heures, que je m'inquiète pas, me dire que tout allait bien. Je m'inquiétais souvent quand même, avec des choses pas rationnelles et tu me disais constamment que tout irait bien, et que c'était normal d'avoir peur. C'est étonnant les sentiments, comme rien ne peut les contenir ni les endiguer, comme rien ne peut les soumettre et comme il suffit de rien, d'une parole ou d'un regard pour les éveiller.
Je pensais à ça en tricotant et en lisant des trucs sur les familles qui décident de dé-scolariser leurs enfants. C'est un truc qui se fait beaucoup plus dans les pays anglo-saxons qu'en France, je ne sais pas pourquoi. Et je ne sais pas pourquoi non plus, les familles qui font ce choix sont souvent (pas tout le temps, mais souvent), des familles chrétiennes. Je veux dire, des mères qui mettent sur leur compte instagram des extraits de la Bible, et qui marque dans la courte bio qu'est censée en dire long « Jesus lover », ce genre de famille très chrétiennes. Ça me fait me demander s'il faut nécessairement croire en quelque chose de religieux pour ne plus croire en notre système actuel, s'il faut en passer par une recherche spirituelle ou quelque chose comme ça. Peut-être que oui, et je dois admettre que je trouvais dans les images de leur quotidien plus de douceur et de beauté que chez ces militants radicaux, écologistes ou communistes, qui paraissent si moroses et toujours en colère. (Et puis souvent, il y a de la neige, des poules et des montagnes sur les photos de ces familles-là.)

Je m'étais remise à prendre des photos de tout et de rien, du quotidien, du coup. Le mien n'était pas si harmonieux et j'aurai pas pu poser pour des magazines pour enfants parfaits et heureux. Mais j'aimais ça quand même. Des fois, je les regardais le soir ou n'importe quand d'ailleurs et j'aimais bien quand je retombais sur celles des ballades avec Herell. Blottie dans les coussins du canapé, je prenais ma bouffée d'air frais, mon bain d'herbes dans les pieds et ma ration de terre et de grandes enjambées.
Et puis il y avait le milliard de photos des chiots qu'on avait eu, pis qu'étaient partis chacun vers leur vie à eux, loin de nous. C'est vrai qu'après deux mois en compagnie des quatre bébis chiens, on en avait fini avec les jappements fous, avec les grognements hystériques, avec les couinements de 4h49, toutes les nuits. On en avait fini avec le sol repeint de leurs pipis -et je n'écris pas le pire.
On en avait fini aussi avec leur poil si doux, et ça, ça me rendait triste comme les pierres.
Ils étaient si drôles, avec chacun leur façon singulière et belle de venir nous dire bonjour, l'un en sautant sur nos jambes avec ses petites griffes pointues, l'autre en se collant à nous et mon préféré qui se mettait sur le dos dès qu'il nous voyait pour recevoir nos caresses. C'était systématique: on s'approchait, il remuait la queue tout heureux, il s'avançait vers nous, on s'approchait encore et BIM, sur le dos!, avec des petits regards d'amour et un dandinement vraiment, vraiment trop mignon. Mon ptit chouchou quoi. Quand je pense à lui j'ai envie de faire des petits coeurs partout, surtout là où il se couchait normalement.
Les gens qui l'ont emmené sont venus de Lyon pour lui, une longue distance je trouve – pour un chien qu'on n'a jamais vu qu'en photo. Pendant tout le temps qu'a duré notre rencontre, je portais mon ptit loup sur moi, je passais mes doigts dans son pelage noir et feu, et je réalisais à quel point je l'aimais. J'avais envie qu'il reste. Et puis il est parti.
Ils l'ont mis dans leur belle audi qui emmenait mon petit chiot vers un appartement lyonnais, lui qu'avait jamais pris un ascenseur de sa courte vie et qui passait ses journées dans les herbes à courir après sa mère et à manger des bouts de bois. Ils ne l'ont pas pris sur leurs genoux, ils l'ont mis à l'arrière. Alors j'ai vu la petite tête de mon chiot qui dépassait par la vitre, ses grosses pattes appuyées sur le rebord de la fenêtre, son air surpris de ne pas nous trouver dans la voiture – je me suis dit. Il nous regardait à travers la vitre, et il a changé de place quand la voiture a fait demi-tour, pour nous voir encore. Heureusement, un petit chaos du moteur l'a fait glissé, et il ne nous a pas regardé tout le temps où il quittait notre impasse. La belle audi est parti, avec lui dedans, et une miette de mon coeur de fille-à-bêtes s'est écrasée par terre, entre les cailloux de l'impasse. On s'est dit qu'on allait peut-être fossiliser leurs crottes.
J'ai repensé à cette nuit où ils sont venus au monde, aux premiers cris de notre chienne, à son air perdu et bouleversé, et puis le calme après la première naissance, comment elle léchait ce chiot tout noir et gluant, comment j'ai coupé le cordon, et tous nos amis autour qui observaient et qui donnaient des conseils, et qui gardaient leur beau silence. On dînait dehors, sur la terrasse, et Herell devait faire ses petits une semaine plus tard. Elle a eu les premières contractions sur mes genoux.
Il y avait quelque chose de primitif et de magique cette nuit-là, quand nous avons pris le tout petit chiot dans la voiture, et sa mère avec, et que les vibrations du moteur ont fait redémarrer le travail. Deux autres chiots sont nés sur la route jusqu'à la maison, je m'arrêtais sur le bord, tu me tendais le fil, les ciseaux, je pinçais le cordon et couic, le voilà libre de téter.
Herell était calme après le premier. Je l'observais s'éloigner pour les mettre au monde un à un, et revenir vers le coussin sur lequel était les premiers. Evidemment, dans la voiture elle n'était peut-être pas très à l'aise.
Le quatrième est né quelques heures plus tard, à la maison. Nous avons veillé presque toute la nuit, et quand le quatrième est arrivé, on s'est dit que c'était fini. On a dormi un peu.
Et puis après, les soins, les premiers pipis, et leurs progrès colossaux: ouvrir les yeux!, sortir du panier!, ramper!, se tenir sur ses pattes!, sortir!
Et deux mois plus tard les voilà qui s'en vont déjà vers leurs vies de chien.
Cette nuit-là, je me rappelle, il y avait quelque chose de très animal et sacré dans la maison. Une force antique, vieille comme nos âmes, qui s'était glissé dans la maison, et entre nous, et en nous.

Ca faisait deux mois, donc, qu'ils étaient nés, et quelques temps juste qu'ils étaient partis.
Deux petits mois durant lesquels d'autres choses animales et sacrées s'étaient passées, et qui donnent envie de rire et d'être heureux, et qui font peur aussi. Comme toutes les choses primitives et belles tu sais.

Décembre on était allé au théâtre aussi, un soir, voir un ami qui jouait, une lecture en fait.
Et, en l'écoutant, lui qui lisait les textes d'un auteur italien engagé dans les mouvements sociaux, dans les grèves et les manifestations pacifistes qui viraient à l'émeute, en entendant ces textes qui vibraient dans le noir du théâtre, devant des dizaines d'yeux et d'oreilles bien calées dans leurs fauteuils, je me suis demandée à quoi devrait servir la littérature, pour moi, si elle ne devait avoir qu'un seul but.
(Et bah j'ai pas vraiment trouvé, mais j'ai rayé quelques réponses possibles et inutiles.) 



  Photos Deerandtree