Je
peux écrire que des morceaux éparses de souvenirs sur ce type-là,
je ne peux que le défaire de l'histoire qui pourrait se raconter,
simplement parce que c'était pas une vraie histoire, c'était comme
des bouts de rencontre nouvelle à chaque fois, des coïncidences de
retrouvailles jetées à droite à gauche, au hasard, des choses
qu'on se disait en secret, en douce, entre deux portes chez des amis,
ses mains qui rampaient sous mes habits c'était furtif et fuyant et
ça n'annonçait ni futur ni passé, c'était tout dans un présent
qui avait l'air de jamais exister, qui avait l'air d'un secret qu'on
serait les seuls à connaître lui et moi, mais qui ne nous
rapprochait pas vraiment.
C'était
ce genre de type qui ramasse les filles à la pelle, qui en fait des
filles faciles ou des idiotes éperdues, à cette époque où le cœur
est malformé, et qu'on a toujours ce sentiment que les garçons sont
en position de force quand on fait l'amour qui n'en est pas.
Ces
garçons-là, à cet âge-là, on sait jamais ce qu'ils pensent,
s'ils vont nous aimer ou pas, s'ils vont nous trouver désirables un
jour, ni si on en a envie d'ailleurs – mais on se demande quand
même. Pis un soir où on a trop bu ça se déclare, on se dit mais
c'est pas vrai, il flirte là, clairement il flirte. On se dit ça en
se demandant si on veut aller là-dedans, si on va se laisser
séduire, et on réalise toujours trop tard que quand on a cette
pensée-là, c'est déjà cuit. Qu'on a déjà les pieds en plein
dans une histoire qui en sera pas une, et qui pourra faire de nous
cette fille facile qu'on n'aime pas être, ou cette brave gourde
sentimentale qu'on déteste encore plus.
C'est
l'adolescence ou ce qu'il en reste, qui s'égare encore dans nos
poitrines.
*
Y
a eu ce soir donc – d'alcool donc – qui a allumé des regards
dans nos yeux, l'un pour l'autre.
On
n'était jamais seuls, à cette époque on est jamais seul, il y a
toujours la masse chaude et bruyante des amis qui se pressent contre
nous, confusément et qui nous rend tellement vivant. On s'éclipsait
parfois. Je savais pas encore si j'aimais ça, qu'il tienne mon cou
dans sa main quand on dansait devant les autres. J'me sentais prise
au piège, spécialement parce que j'aimais déjà sa peau et son
odeur et le poids de son bras sur mon épaule, pis surtout sa façon
de plisser les yeux quand il glissait sa langue entre mes lèvres.
Mais j'aurai mieux aimé que ça se sache pas, sans doute.
Ou
bien qu'il tombe clairement amoureux de moi.
Mais
il tombait pas amoureux.
Et
comme il est pas tombé amoureux, c'est devenu un jeu entre nous,
qu'il fasse comme si il m'aimait bien, et que je fasse comme si j'en
avais besoin. On jouait à qui cèderait le premier, lui avec le
corps, moi avec le cœur. On était beaux joueurs, on se donnait
toujours une chance d'être conquis.
Pis
ça a commencé à se savoir un peu parmi nos amis. Je me souviens
qu'on me demandait si on l'avait fait – coucher. On le faisait pas.
Alors on me demandait si on sortait ensemble, ou quoi. On le faisait
pas non plus.
On
a fini par finir toutes les soirées ensemble, des fois même où il
avait embrassé d'autres filles avant, quand elles étaient parties,
celles qui allaient écrire dans leur journal avant de s'endormir que
ce type-là les avait draguées, et qu'elles savaient plus où elles
en étaient, avec des gros points d'interrogations sur la page et
souligné en rouge. Exactement comme j'avais fait le premier soir,
mais maintenant c'était différent.
Même
si je savais pas bien où on en était.
*
Il
a gagné une sacrée manche le jour où je l'ai laissé mettre ses
mains sous mon tee-shirt et remonter d'un geste vif sous mon
soutien-gorge, on était chez des copains, ça s'est passé dans le
couloir et on est revenu comme si de rien n'était, mais tout le
monde s'en foutait, pis surtout tout le monde savait bien qu'il se
passait quelque chose, mais quoi, ça non on savait pas.
Peu
de temps après ça, j'ai marqué des gros points à mon tour: il a
commencé à me raconter des choses sur lui, au téléphone.
On
a entamé une discussion longue de plusieurs mois par textos
interposés, par coups de fil et sur le net. Il commençait toujours
par des mini-fantasmes à deux-sous-six-piasses pour finir par me
parler de lui, de plus en plus. Mais face à face on parlait jamais
de ça. Face à face il n'y avait que nos corps.
Un
jour il m'a dit qu'il était amoureux. Elle s'appelait Lucie.
J'ai
trouvé que j'avais gagné: j'avais eu son cœur, même si son cœur
était pas pour moi.
A
partir de là on a commencé à se voir juste pour se voir, et pas
seulement dans les soirées. Il venait avec son gros scooter jusque
vers chez moi et on se retrouvait dans la forêt, j'habitais pas
loin. On marchait sur les chemins bordés de buissons et de fougères
et y avait toujours cette gêne entre nous, cette gêne des débuts,
où on savait pas trop quoi se dire. Pis on finissait par rien dire,
par s'asseoir côte à côte et alors il mettait son bras lourd sur
moi, il passait son autre main sous mes habits, il allait lentement
maintenant, jusqu'à mes seins qu'il caressait par-dessous le tissu.
Je me débattais un peu, pour la forme, pour le jeu, parce qu'on
avait toujours fait comme ça. Il ralentissait encore, il repartait
et revenait jusqu'à ce que je le laisse faire. Il faisait ça bien
et mes seins et mon ventre s'étaient habitué aux mouvements de ses
doigts sur ma peau. Il plissait toujours ses yeux en m'embrassant et
sa langue était douce sur la mienne. Il me renversait dans les
feuilles mortes, les racines des grands arbres meurtrissaient mon dos
– je m'en foutais. Il pressait contre moi son sexe endigué par ses
habits et je sentais toute cette chaleur, tout ce désir, et j'avais
envie d'abandon moi aussi.
Mais
dès que ses doigts trouvaient la lisière de ma culotte, j'étais
révoltée et je l'arrêtais vraiment. On restait étendus comme ça,
avec sa main juste entre ma peau et l'élastique de mes dessous, son
bras autour de mes épaules, et la forêt autour.
Alors
je lui demandais où il en était avec la fille qu'il aimait. Il
disait qu'il en était nulle part, qu'elle voudrait jamais de lui, il
disait ça avec une voix de garçon fragile, et j'aimais ça parce
que c'était rare chez lui.
Je
notais plus rien dans mon journal, je collais dedans des bouts de
feuilles, des morceaux d'écorce, des fleurs séchées que je
ramenais de la forêt, chaque fois que j'y allais avec lui. Ma
chambre se remplissait peu à peu de pommes de pin, de petits bouts
de bois, de cailloux lisses et doux.
Je
sais pas combien de temps ça a duré comme ça, ni qui avait gagné,
au final. Sans doute nous deux, même si personne n'avait eu ce qu'il
voulait au départ. Je sais pas ce qu'il pensait de ce nous qui
existait même pas, mais je sais qu'y avait de la tendresse à cet
endroit-là, qui est resté secret entre lui et moi. Et je me demande
des fois ce que ça ferait, de faire l'amour avec lui. Je me demande,
si un jour on se recroise, ce qu'on ressentira. Je crois qu'on sera
comme deux vieux amis, avec des peaux qui frémissent pis qui se
rendorment tranquillement.
*
Un
jour la fille qu'il aimait a bien voulu de lui. Et j'ai écrit dans
mon journal à quel point j'étais heureuse – et c'était vrai.