samedi 24 mai 2014

Les jours tristes.

(On me dit souvent que c'est dur d'écrire sur le bonheur. C'est vrai que le bonheur n'a pas beaucoup d'intérêt quand on le raconte. Ce qui compte c'est de le vivre. Pour autant, je trouve qu'il n'est pas facile non plus d'écrire sur le malheur, sans virer dans le pathos. Ceci est une tentative.

Enfant mort-né, il faut avaler plusieurs fois sa salive pour pouvoir le prononcer, une première fois, puis une deuxième, et toutes celles qui viennent après. Enfant mort-né pour l'hôpital, pour la sage-femme, pour les pompes funèbres et le crématorium, pour les services sociaux et rebelote, à cause de toutes les fois où il faut redire notre histoire, qu'on est là pour un enfant mort-né, le notre, qui était dans mon ventre, et qui n'y est plus.
A force de le dire, je l'entends comme un seul mot, et ça n'a presque plus de sens. Enfant morné. Comme une couleur nouvelle, une nationalité particulière et parallèle, un enfant spécial venu d'ailleurs.

*

Je me rappelle de ce jour où on est allé déclarer notre enfant à la mairie. Il y avait une borne qui distribuait des tickets avec des numéros, il fallait faire la queue, comme à la poissonnerie des supermarchés. Sauf que pour avoir son ticket, il fallait choisir, presser le bouton « naissance », « décès », ou « mariage ». On a hésité un moment. On a choisi « naissance ».
Il a fallu attendre quarante minute dans un couloir, avec des pères seuls et heureux et des familles nombreuses. Tu étais pâle et lointain, et tu pressais ma main dans la tienne à chaque instant.
La porte du bureau des naissances s'ouvrait régulièrement, tous les quarts d'heure environ, laissant sortir et entrer une nouvelle bonne nouvelle. Et puis ce fut notre tour. On a franchi la porte et on s'est assis sur les chaises, la jeune fille nous souriait, et on a dit, comme on a appris à le faire Voilà, on est là pour un enfant morné.
Le sourire de la fille s'est légèrement figé. Et une autre dame, plus âgée, nous a dit
« Ah, mais pour ça c'est pas le bon bureau, il faut aller à côté, chez les décès. »
Et c'est nous qui nous sommes figés.
On s'est levé, on a ouvert la porte, il s'était écoulé à peine une minute, on est repassé devant les pères et les familles qui attendaient, et on a ouvert la porte à côté, avec écrit dessus Décès.

Ma main n'a pas quitté la tienne pendant tout ce chemin, juste quelques pas, mais des siècles de désert et de solitude.

*

Maintenant, les autres enfants m'apparaissent comme des extra-terrestres, des êtres semi-magiques qui n'existent que pour les autres, et que je peux voir, de loin seulement.

*

Si je suis une mère mais que je n'ai pas d'enfant, alors je suis une mère ?
Cette question me travaille.
Je me rappelle, quand j'étais petite, j'étais -je crois, la seule de ma classe à avoir un demi-frère, et cette notion m'a posé problème quelques temps. J'ai fini par décider que tout était question d'amour, et qu'il n'y avait pas de demi-amour. J'ai donc un frère. (Et je suis donc une mère.)
Une mère d'une couleur nouvelle sans doute, d'une nation particulière et parallèle, une mère spéciale.
Une mère mornée.
Voilà.

*

Il y a eu ce jour où, téméraire, j'ai pris dans la salle de bain mon tube de mascara. Il faut du courage pour maquiller ses yeux quand on sait qu'on va pleurer. On se dit, aujourd'hui, zéro larmes. Et le mascara est comme un pari avec soi-même.
(Voilà.)

*

Plus tard je me gave de cerises en lisant le journal, le jus rouge marque les lèvres et le bout des doigts, ça fait des traces carminées sur les pages. J'ai un bon mois de retard sur la presse, parce que -tu sais. Je découvre le rapt de centaines de lycéennes au Nigeria et
je me sens comme une petite crotte
sur la croûte de la Terre.
Je voudrais être Wole Soyienka,
le dramaturge nigérian,
premier homme noir et africain à avoir eu le Prix Nobel de littérature,
et que je n'ai jamais lu
et que je ne connaissais pas avant hier.
Je suis vraiment vraiment,
cette petite crotte qui vogue
impuissante, ridicule, insignifiante
sur l'écorce terrestre.

Il y a tellement tellement de gens à genoux partout, et qui souffrent, et qui pleurent.
Ça n'empêche pas les merles de chanter, je me demande pourquoi.

Le jour du rapt, ce même jour exactement, on a appris, pour le cœur de notre enfant. 


Photo personnelle