dimanche 23 mars 2014

Vingtième chronique






Le soleil tapait sur la terrasse tous les matins vers 11h15, c'était mon rendez-vous quotidien avec le bonheur.

Je lisais le manuscrit d'un ami quand j'ai eu envie d'écrire, chaque fois que je lis, j'ai envie moi aussi d'enfiler des mots sur des phrases, de monter, os après os, le squelette d'un récit, et à mesure que j'empile les mots, j'me déshabille. Il y a là un paradoxe que j'm'lasse pas d'observer, plus on noircit des pages et plus on se sent à nu, comme si la fine carapace qui nous séparait du reste du monde -protection banale et vaine, se r'trouvait dans ces petits caractères noirs qui clapotent depuis l'clavier jusqu'à l'écran.
J'ai beaucoup lu cette année. J'dis cette année, comme si elle touchait à son terme, mais en fait non. J'pense souvent en année, d'un mois jusqu'au douze précédents, j'remonte le fil du temps, j'fais souvent des bilans.
J'ai beaucoup lu cette année. J'ai lu pour l'école, j'ai lu pour un prix, j'ai lu des textes de gens que j'aime lire. Chaque fois que je lis, la foudre me prend, et j'ai envie d'écrire, même si j'ai rien à dire – de spécial. Alors j'écris des banalités sur la vie qui suit son cours. Et j'les mets sur un blog, et vous les lisez, et j'me sens vaine, parce que j'trouve pas toujours que ça vaut la peine d'être lu. Mais je peux pas m'en empêcher, comme un toc, une manie, peut-être une névrose.

Parfois c'est pesant -écrire. Parfois c'est pas libérateur, et ça a rien d'un roman, ça a rien d'une gloire qui descendrait depuis le ciel jusqu'à toi, qui t'apaiserait, te comblerait une fois le texte fini. Avant j'avais ça. J'écrivais pour calmer une douleur, comme on met sa main sur un endroit blessé, par réflexe. Avant c'était comme ça l'écriture pour moi, comme un pansement sur mes sensations. Maintenant non, écrire me calme pas, j'ai de l'angoisse dans le corps en écrivant, je sens les muscles de mon dos qui s'tendent, j'me sens comme un athlète qui donne un assaut mais y a rien de visible, pas le plus petit record à battre, rien sur quoi mesurer sa force et sa réussite. Écrire c'est un vertige, rien qui dise: là c'est juste, là c'est bon, là t'as bien écris. J'sais pas ce que c'est de bien écrire. J'suis contente quand on me dit qu'on a aimé un texte. J'suis contente, et j'me questionne sur le pourquoi de l'amour d'un texte. Je sais pas.

C'était le retour du printemps. Je fais souvent des bilans, les changements de saison c'est des bons moments pour ça. J'repense aux autres printemps, je les vois comme des tableaux, je parcours ma galerie d'instants personnels. Il y a un printemps, je naviguais dans la folie et j'avais les mains dans la terre. C'était les naissances des chèvres, les autistes et les légumes. C'était les mers de plastiques qui recouvraient les champs, le tracteur et les gens quotidiens, ceux qu'on aime malgré tout, ceux qu'on aime moins. Il y a un printemps de ça, on vivait dans une petite maison collée à d'autres, rue de la Pastorale, les volets étaient verts, ce vert qui fait penser à du bleu, et qu'on voit sur les volets des maisons souvent – et qu'est plutôt moche d'ailleurs.
Il y avait devant la maison une petite cour avec des carreaux rouges, la plupart fendus, l'herbe poussait dedans, et on entassait les vélos et une mobylette (avec des flammes dessus!) à côté du petit portail, tout était petit dans cette maison. Deux pièces, une chambre qui donnait à l'arrière sur une autre cour toute en gravier, ceinte de murs -en béton, on avait notre coin de ciel à découper tous les jours en suivant le pointillé des lignes d'avion. La Provence connait de ces ciels aveuglants qui te cloisonnent à l'intérieur, volets clos.
Bref.

Je remonte le cours des printemps. Ça peut aller loin, je vais pas tout dire.
Aujourd'hui,
j'ai rendez-vous tous les jours avec le soleil qui tape sur la terrasse vers 11h15. Je sors de la maison les pieds nus sur le sol froid, je prétexte de travailler, je sors des feuilles, des crayons, un carnet. Je lis, j'griffonne des idées, des plans, je relis, j'penche la tête pour éviter le soleil, j'ferme les yeux, j'oublie que j'travaille.
L'enfant pousse. Du moins je le pense, puisque mon ventre gonfle. Déjà je marche moins vite, déjà je souffle, déjà j'ai du mal à porter les choses lourdes. Tu sais, c'est pas forcément évident cette fragilité. C'est comme ça, j'me dis, c'est comme ça. J'ai gagné une taille de soutien-gorge, -sinon.

C'est surprenant ces changements du corps. Dans mon cas, le corps ça reste une entité assez floue, j'ai plutôt l'impression d'avoir en permanence plusieurs morceaux de corps reliés plus ou moins entre eux, et qui se superposent et qui se chevauchent. Le corps se découpe en plusieurs zones distinctes. Y a les membres longs et gauches que je croise quand je suis pas au top de la confiance avec moi-même, c'est à dire la plupart du temps. Des fois les membres vont jusqu'aux doigts qui s'entrelacent nerveusement comme pour pas laisser échapper des secrets cachés dans les paumes des mains.
Les mains, parlons-en tiens, c'est des corps jumeaux à part entière je trouve. Elles ouvrent les possibles, fabriquent et détruisent, frappent et caressent, elles plongent dans la terre, elles plongent dans l'eau, elles se couvrent d'encre parfois, parfois nourrissent des bêtes et parfois des humains. Les mains renferment notre action sur ce monde.
Il y a quelque temps, mon corps tenait presque tout entier dans mon pied gauche. Les accidents qui détruisent le corps le réduisent à une partie minuscule si on la compare au reste. Moi j'étais devenue mon pied gauche, parce que mon pied gauche était plus vraiment le mien. Il a fallu du temps et beaucoup d'spécialistes et beaucoup d'patience. Mon pied gauche existe moins maintenant, il a repris sa place au bout d'ma jambe.

En ce moment j'suis un ventrutérus, presque tout l'temps. Je pense ventre, je bouge ventre, je mange ventre. Mon corps devient le corps d'un autre corps, et c'est drôle cet emboîtement, j'ai quelque chose d'une poupée russe je trouve. Parfois j'oublie que j'porte un enfant, pendant quelques instants, quelques heures grand max. Je suis concentrée sur autre chose, mon corps s'en est allé côté cerveau, je suis devenue un fil de pensées qui voyage à la vitesse de la lumière (quoique j'ai le plus souvent les idées lentes). Le corps s'efface, pour être plus qu'un front qui réfléchit, des yeux qui observent, une bouche qui échange. La tête l'emporte quelques temps sur le reste, mais ça dure pas bien longtemps ces mois-ci. L'utérus reprend la main, à cause du gros boulot qui s'y trame.

Et puis il a différents corps à différents moments, avec des gens différents. Le corps familial qui porte en lui des blessures générationnelles et des aptitudes génétiques, le corps travailleur qui prend la forme de ce qu'il fabrique, le corps aimant sur lequel viennent s'imprimer les caresses, le corps à géométrie variable dans l'amour ou dans la foule, le corps qui dort aux mouvements imperceptibles.
Le corps qui danse qui devient un pays à lui tout seul avec ces régions indépendantes et liées, qui parlent des langues ancestrales vaguement oubliées. Le corps complexe, qui se croit moche, avec des défauts qui prennent toute la place et nous rendent idiots et gauches et nous interdisent d'être heureux –pire corps ever j'pense.
Et pourtant c'est toujours le même, la même peau, les mêmes os, les mêmes veines charriant toujours leur quotidien d'hémoglobine.

J'ai connu un vieux gitan, un patchivalo. Il disait toujours « Le corps est le véhicule de l'esprit ».
Il y a aussi des gens qui parlent des mémoires chaudes gravées dans nos corps. J'ai la plupart du temps envie d'y croire, que toutes les fois où quelqu'un a touché mon corps, mon corps le garde en lui. Ça me fait une réserve d'amour pour les mauvais jours. Et comme j'ai peu d'mauvais jours, la réserve d'amour s'agrandit, et mon corps devient immense et gigantesque, et ces mémoires s'en vont peut-être réchauffer ceux qui m'entourent. J'aimerai ça en tout cas, que les vieux amis, les vieux amants se retrouvent sur chaque coin d'nos peaux, sans le savoir, se flairant dans la nuit; des spectres penchés sur nous qui se rodent autour, les bras chargés de confidences et les langues pleines de baisers présents et passés.

dimanche 9 mars 2014

L'amour groupie




?



Je m'rappelle d'un truc, quand j'étais au lycée, c'est comment j'avais l'coeur qui sautait une croche chaque fois que je croisais ce gars dans les couloirs.
C'était l'genre de gars toujours entouré mais qu'a l'air seul dans la foule, parce qu'il a un truc pas commun, qu'il paraît toujours branché sur une autre planète, genre de rêveur au regard flou qui te flanque le vertige quand ses yeux croisent enfin les tiens. Mini-arrêt cardiaque à chaque fois, même quand il me voyait pas, ce qu'était d'ailleurs le plus fréquent. Quand j'y repense, j'me sentais comme une droguée qu'aurait eu les bras cramé d'piqûres, sauf que c'était l'coeur qu'était tout brûlé par les sauts d'croche, un poinçon pour chaque vertige et du feu dans les artères. J'sentais sa présence comme les bêtes dans la savane qui se flairent mutuellement sans se voir, et ma peau tremblait sous ses habits.
Avec ma copine, on rodait dans les couloirs à certaines heures où j'étais sûre de l'voir, les mardis aprèm, les jeudis aprèm pis les vendredis matin. J'construisais un emploi du temps mental de toutes les fois où j'pourrais le croiser, et entre deux cours, on s'arrangeait pour sortir vite et pour traîner vers les toilettes parce qu'on savait qu'il allait passer juste là, devant nous. On f'sait celles qui cherchaient un machin dans leurs sacs (eastpack oblige, c'était dans les années 2000 tu sais) et j'sentais l'air bouger autour de nous, et c'était lui, parmi la foule de ses potes qu'étaient tous cool, mais tellement moins charmants.
Après ça, ma copine et moi on était nerveuses, on gloussait bêtement justement parce qu'on s'sentait bêtes et sans doute il fallait justifier cette bêtise, alors on se tirait la veste, le bonnet, le sac, on s'chicanait les ch'veux pis on ricanait sous cape, on s'dépêchait pour arriver quand même à l'heure en cours et on réfléchissait au prochain moment où on pourrait voir le type.
On mettait beaucoup d'notre cerveau et de notre énergie dans ce passe-temps, et on aurait peut-être pu avoir le prix Nobel de la traque lycéenne si ça avait existé.
Et après tout c'était pas plus stupide qu'autre chose. C'est vrai, à 15 ans on aurait pu s'cacher dans les chiottes pour fumer des joints, faire le mur pour aller en boîte avec juste une mini-mini-jupe, se faire racoler par des mecs plus âgés et boire des coups à l'oeil. On aurait pu voler des trucs pour se sentir exister, pour la montée d'adrénaline tu sais, pis on aurait eu à gogo d'maquillage, de bracelets en toc et de bagouses à deux sous, à force de chourer dans les boutiques pas chères, juste pour le fun. On aurait pu faire des fugues et arrêter l'école, mentir sur notre âge ou même tomber enceintes.

Mais nan, on était encore vraiment des gosses, on avait encore nos dents d'lait tellement on était des ptites, par rapport à d'autres. Au lieu d'tout ça, on traquait un gars dans les couloirs du lycée en gloussant nerveusement parce qu'on sentait bien que c'était nul, mais quoi, il me plaisait, pis jamais j'aurai pu aller lui causer simplement, comme on fait maintenant, hop coup d'oeil, hop sourire discret hop j'me lève avec un air qui dit si t'es ok tu peux m'rejoindre je serais au bar tu viens-tu ? (En vrai c'est pas comme ça non plus maintenant mais bon.)
Tout ça, les bières gratos, les mecs plus âgés, la chourave dans les magasins cheap pis les joints, c'est venu bien après.

Avec ma copine on avait un gros avantage dans notre amitié de filles, c'est qu'on avait vraiment pas les mêmes goûts. Elle trouvait que ce gars avait l'air paumé et indolent – et c'était précisément ce que j'aimais. On savait par avance qu'untel lui plairait à elle pis qu'à moi ça serait un autre. Y a des amitiés d'filles où tout finit par s'emmêler parce qu'on s'aime tellement, on se sent tellement jumelles qu'on finit par s'mélanger les goûts. Nous nan. On était jour et nuit, on était les Telma et Louise modernes, version soirée pyj et jus d'orange.
Mais les gars tu sais c'est pas toujours futé, et y'en a même eu pour se tromper de coeur, pour être séduits par elle quand c'était moi qui rêvait d'eux le soir dans mon lit superposé d'gamine qu'a vite vite grandi, ou des fois l'inverse, mais c'était plutôt rare. Globalement les gars s'trompaient vachement plus dans l'sens elle plutôt que moi, peut-être que je les choisissais mal finalement, ou bien c'était mon air nigaud de fille pas aisée qui sait pas quoi faire d'elle et d'ses longs bras. J'ai jamais eu l'air trop fin en société, surtout si y a un gars qui m'plaît dans l'assemblée. Notamment à cet âge là.

Pour finir ce gars-là dont j'parle, on a été copains quelques temps plus tard, on avait des amis communs et j'crois qu'il a jamais su que je l'épiais dans les couloirs. Mon honneur était sauf. Un jour il a fait une ruse de gars d'la lune qui sait séduire les filles et y m'a embrassée, je m'souviens comment l'air était moite, dans la chambre sombre d'la copine commune, avec les autres dans l'salon pis nous, les bouches collées sur le matelas par terre, nos mains qui savaient pas quoi faire pis qui s'étaient mêlées. J'crois bien qu'au fond on devait avoir l'air de deux grandes nouilles masculin-féminin, mais ça sonnait les trompettes de Jéricho dans ma tête, la revanche et ce moment où tu commences à te dire que t'as p't-être quelque chose qui peut plaire aux autres finalement -je veux dire, ces autres qui ne sont ni ta mère ni ton chien ni ta meilleure copine.

Une dizaine de jours et beaucoup de roulages de pelles intensifs plus tard, j'me croyais la reine du monde. J'allais le retrouver chez lui, on parlait de la guerre et des Etats-Unis, on détestait les deux en mangeant des cacahuètes, il buvait de la bière, moi je savais pas ce que je buvais, j'aurai bien voulu un verre d'eau mais j'osais pas l'dire, alors j'étais ok pour une bière.
J'allais le retrouver dans des parcs, on se tenait pas par la main, on trouvait que ça craignait, on se frôlait la peau des bras pis on s'allongeait dans des coins secrets pour s'embrasser tranquilles.
J'allais voir ses expos parce que oui il faisait des expos de peinture quand on était ados - tu vois bien que j'étais obligée d'être une groupie. Là je l'écoutais raconter pourquoi il avait mis telle couleur, pourquoi il utilisait pas d'pinceau et comment le monde était trop réactionnaire ces temps-ci, et les gens autour hochaient vaguement la tête et moi j'me sentais fière.
Tout ça, ça paraît durer une année mais en vrai ça faisait pas long qu'on était ensemble, quand un jour il est venu vers moi avec un air sombre mais digne, genre d'air où tu sais que ça sent pas bon avant même qu'il ait ouvert la bouche. Et bien sûr il a dit qu'y fallait qu'on parle exactement comme dans les films, et on s'est assis dans l'herbe, et il a dit qu'on était pas compatibles finalement.

D'une j'ai jamais compris pourquoi on dit aux gens amoureux « il faut qu'on parle »; c'est cruel vu qu'en fait y a zéro discussion, y a juste l'un qui enfouit à mains nues le coeur de l'autre dans un grand torrent d'eau glacée. Y mettre les formes changera jamais rien, c'est même pire. Donc steuple la prochaine fois que tu largues quelqu'un fait le avec du sang et des larmes, et pas des gants de chirurgiens. C'est plus crédible et moins mesquin.
De deux j'ai pas compris non plus l'histoire de la compatibilité dans les affaires de gars. Ça doit pourtant être important vu que maintenant les sites de rencontres misent clairement là-dessus. Peut-être il faut remplir un certain nombre de critères pour se faire aimer correctement ? Peut-être il faut pouvoir cocher les cases comme dans les feuilles d'la sécu ? Genre: grande, mange essentiellement des nems et des radis, passion obsessionnelle pour la littérature, air nigaud mais gentille, es-tu ok? J'sais pas.
Quoiqu'il en soit ce jour-là où ma revanche sur ma vie clandestine de groupie a pris fin, j'suis retournée dans le clan des filles qui s'sentent nouilles avec les gars, mais j'ai plus jamais voulu suivre ce type dans un couloir. J'crois bien qu'au fond, y m'avait surtout râpé le dessus du coeur, genre de cicatrice d'amour-propre qui fait d'avantage de bien que de mal, et depuis lui, j'ai jeté ma vie de groupie dans la poubelle magique des amours déçus.
Un coup d'broyeur et on en parle plus.