Le soleil tapait sur la terrasse tous les matins vers 11h15, c'était mon rendez-vous quotidien avec le bonheur.
Je
lisais le manuscrit d'un ami quand j'ai eu envie d'écrire, chaque
fois que je lis, j'ai envie moi aussi d'enfiler des mots sur des
phrases, de monter, os après os, le squelette d'un récit, et à
mesure que j'empile les mots, j'me déshabille. Il y a là un
paradoxe que j'm'lasse pas d'observer, plus on noircit des pages et
plus on se sent à nu, comme si la fine carapace qui nous séparait
du reste du monde -protection banale et vaine, se r'trouvait dans ces
petits caractères noirs qui clapotent depuis l'clavier jusqu'à
l'écran.
J'ai
beaucoup lu cette année. J'dis cette année, comme si elle touchait
à son terme, mais en fait non. J'pense souvent en année, d'un mois
jusqu'au douze précédents, j'remonte le fil du temps, j'fais
souvent des bilans.
J'ai
beaucoup lu cette année. J'ai lu pour l'école, j'ai lu pour un
prix, j'ai lu des textes de gens que j'aime lire. Chaque fois que je
lis, la foudre me prend, et j'ai envie d'écrire, même si j'ai rien
à dire – de spécial. Alors j'écris des banalités sur la vie qui
suit son cours. Et j'les mets sur un blog, et vous les lisez, et j'me
sens vaine, parce que j'trouve pas toujours que ça vaut la peine
d'être lu. Mais je peux pas m'en empêcher, comme un toc, une manie,
peut-être une névrose.
Parfois
c'est pesant -écrire. Parfois c'est pas libérateur, et ça a rien
d'un roman, ça a rien d'une gloire qui descendrait depuis le ciel
jusqu'à toi, qui t'apaiserait, te comblerait une fois le texte fini.
Avant j'avais ça. J'écrivais pour calmer une douleur, comme on met
sa main sur un endroit blessé, par réflexe. Avant c'était comme ça
l'écriture pour moi, comme un pansement sur mes sensations.
Maintenant non, écrire me calme pas, j'ai de l'angoisse dans le
corps en écrivant, je sens les muscles de mon dos qui s'tendent,
j'me sens comme un athlète qui donne un assaut mais y a rien de
visible, pas le plus petit record à battre, rien sur quoi mesurer sa
force et sa réussite. Écrire c'est un vertige, rien qui dise: là
c'est juste, là c'est bon, là t'as bien écris. J'sais pas ce que
c'est de bien écrire. J'suis contente quand on me dit qu'on a aimé
un texte. J'suis contente, et j'me questionne sur le pourquoi de
l'amour d'un texte. Je sais pas.
C'était
le retour du printemps. Je fais souvent des bilans, les changements
de saison c'est des bons moments pour ça. J'repense aux autres
printemps, je les vois comme des tableaux, je parcours ma galerie
d'instants personnels. Il y a un printemps, je naviguais dans la
folie et j'avais les mains dans la terre. C'était les naissances des
chèvres, les autistes et les légumes. C'était les mers de
plastiques qui recouvraient les champs, le tracteur et les gens
quotidiens, ceux qu'on aime malgré tout, ceux qu'on aime moins. Il y
a un printemps de ça, on vivait dans une petite maison collée à
d'autres, rue de la Pastorale, les volets étaient verts, ce vert qui
fait penser à du bleu, et qu'on voit sur les volets des maisons
souvent – et qu'est plutôt moche d'ailleurs.
Il
y avait devant la maison une petite cour avec des carreaux rouges, la
plupart fendus, l'herbe poussait dedans, et on entassait les vélos
et une mobylette (avec des flammes dessus!) à côté du petit
portail, tout était petit dans cette maison. Deux pièces, une
chambre qui donnait à l'arrière sur une autre cour toute en
gravier, ceinte de murs -en béton, on avait notre coin de ciel à
découper tous les jours en suivant le pointillé des lignes d'avion.
La Provence connait de ces ciels aveuglants qui te cloisonnent à
l'intérieur, volets clos.
Bref.
Je
remonte le cours des printemps. Ça peut aller loin, je vais pas tout
dire.
Aujourd'hui,
j'ai
rendez-vous tous les jours avec le soleil qui tape sur la terrasse
vers 11h15. Je sors de la maison les pieds nus sur le sol froid, je
prétexte de travailler, je sors des feuilles, des crayons, un
carnet. Je lis, j'griffonne des idées, des plans, je relis, j'penche
la tête pour éviter le soleil, j'ferme les yeux, j'oublie que
j'travaille.
L'enfant
pousse. Du moins je le pense, puisque mon ventre gonfle. Déjà je
marche moins vite, déjà je souffle, déjà j'ai du mal à porter
les choses lourdes. Tu sais, c'est pas forcément évident cette
fragilité. C'est comme ça, j'me dis, c'est comme ça. J'ai gagné
une taille de soutien-gorge, -sinon.
C'est
surprenant ces changements du corps. Dans mon cas, le corps ça reste
une entité assez floue, j'ai plutôt l'impression d'avoir en
permanence plusieurs morceaux de corps reliés plus ou moins entre
eux, et qui se superposent et qui se chevauchent. Le corps se découpe
en plusieurs zones distinctes. Y a les membres longs et gauches que
je croise quand je suis pas au top de la confiance avec moi-même,
c'est à dire la plupart du temps. Des fois les membres vont
jusqu'aux doigts qui s'entrelacent nerveusement comme pour pas
laisser échapper des secrets cachés dans les paumes des mains.
Les
mains, parlons-en tiens, c'est des corps jumeaux à part entière je
trouve. Elles ouvrent les possibles, fabriquent et détruisent,
frappent et caressent, elles plongent dans la terre, elles plongent
dans l'eau, elles se couvrent d'encre parfois, parfois nourrissent
des bêtes et parfois des humains. Les mains renferment notre action
sur ce monde.
Il
y a quelque temps, mon corps tenait presque tout entier dans mon pied
gauche. Les accidents qui détruisent le corps le réduisent à une
partie minuscule si on la compare au reste. Moi j'étais devenue mon
pied gauche, parce que mon pied gauche était plus vraiment le mien.
Il a fallu du temps et beaucoup d'spécialistes et beaucoup
d'patience. Mon pied gauche existe moins maintenant, il a repris sa
place au bout d'ma jambe.
En
ce moment j'suis un ventrutérus, presque tout l'temps. Je pense
ventre, je bouge ventre, je mange ventre. Mon corps devient le corps
d'un autre corps, et c'est drôle cet emboîtement, j'ai quelque
chose d'une poupée russe je trouve. Parfois j'oublie que j'porte un
enfant, pendant quelques instants, quelques heures grand max. Je suis
concentrée sur autre chose, mon corps s'en est allé côté cerveau,
je suis devenue un fil de pensées qui voyage à la vitesse de la
lumière (quoique j'ai le plus souvent les idées lentes). Le corps
s'efface, pour être plus qu'un front qui réfléchit, des yeux qui
observent, une bouche qui échange. La tête l'emporte quelques temps
sur le reste, mais ça dure pas bien longtemps ces mois-ci. L'utérus
reprend la main, à cause du gros boulot qui s'y trame.
Et
puis il a différents corps à différents moments, avec des gens
différents. Le corps familial qui porte en lui des blessures
générationnelles et des aptitudes génétiques, le corps
travailleur qui prend la forme de ce qu'il fabrique, le corps aimant
sur lequel viennent s'imprimer les caresses, le corps à géométrie
variable dans l'amour ou dans la foule, le corps qui dort aux
mouvements imperceptibles.
Le
corps qui danse qui devient un pays à lui tout seul avec ces régions
indépendantes et liées, qui parlent des langues ancestrales
vaguement oubliées. Le corps complexe, qui se croit moche, avec des
défauts qui prennent toute la place et nous rendent idiots et
gauches et nous interdisent d'être heureux –pire corps ever
j'pense.
Et
pourtant c'est toujours le même, la même peau, les mêmes os, les
mêmes veines charriant toujours leur quotidien d'hémoglobine.
J'ai
connu un vieux gitan, un patchivalo. Il disait toujours « Le
corps est le véhicule de l'esprit ».
Il
y a aussi des gens qui parlent des mémoires chaudes gravées dans
nos corps. J'ai la plupart du temps envie d'y croire, que toutes les
fois où quelqu'un a touché mon corps, mon corps le garde en lui. Ça
me fait une réserve d'amour pour les mauvais jours. Et comme j'ai
peu d'mauvais jours, la réserve d'amour s'agrandit, et mon corps
devient immense et gigantesque, et ces mémoires s'en vont peut-être
réchauffer ceux qui m'entourent. J'aimerai ça en tout cas, que les
vieux amis, les vieux amants se retrouvent sur chaque coin d'nos
peaux, sans le savoir, se flairant dans la nuit; des spectres penchés
sur nous qui se rodent autour, les bras chargés de confidences et
les langues pleines de baisers présents et passés.