?
Je
m'rappelle d'un truc, quand j'étais au lycée, c'est comment j'avais
l'coeur qui sautait une croche chaque fois que je croisais ce gars
dans les couloirs.
C'était
l'genre de gars toujours entouré mais qu'a l'air seul dans la foule,
parce qu'il a un truc pas commun, qu'il paraît toujours branché sur
une autre planète, genre de rêveur au regard flou qui te flanque le
vertige quand ses yeux croisent enfin les tiens. Mini-arrêt
cardiaque à chaque fois, même quand il me voyait pas, ce qu'était
d'ailleurs le plus fréquent. Quand j'y repense, j'me sentais comme
une droguée qu'aurait eu les bras cramé d'piqûres, sauf que
c'était l'coeur qu'était tout brûlé par les sauts d'croche, un
poinçon pour chaque vertige et du feu dans les artères. J'sentais
sa présence comme les bêtes dans la savane qui se flairent
mutuellement sans se voir, et ma peau tremblait sous ses habits.
Avec
ma copine, on rodait dans les couloirs à certaines heures où
j'étais sûre de l'voir, les mardis aprèm, les jeudis aprèm pis
les vendredis matin. J'construisais un emploi du temps mental de
toutes les fois où j'pourrais le croiser, et entre deux cours, on
s'arrangeait pour sortir vite et pour traîner vers les toilettes
parce qu'on savait qu'il allait passer juste là, devant nous. On
f'sait celles qui cherchaient un machin dans leurs sacs (eastpack
oblige, c'était dans les années 2000 tu sais) et j'sentais l'air
bouger autour de nous, et c'était lui, parmi la foule de ses potes
qu'étaient tous cool, mais tellement moins charmants.
Après
ça, ma copine et moi on était nerveuses, on gloussait bêtement
justement parce qu'on s'sentait bêtes et sans doute il fallait
justifier cette bêtise, alors on se tirait la veste, le bonnet, le
sac, on s'chicanait les ch'veux pis on ricanait sous cape, on
s'dépêchait pour arriver quand même à l'heure en cours et on
réfléchissait au prochain moment où on pourrait voir le type.
On
mettait beaucoup d'notre cerveau et de notre énergie dans ce
passe-temps, et on aurait peut-être pu avoir le prix Nobel de la
traque lycéenne si ça avait existé.
Et
après tout c'était pas plus stupide qu'autre chose. C'est vrai, à
15 ans on aurait pu s'cacher dans les chiottes pour fumer des joints,
faire le mur pour aller en boîte avec juste une mini-mini-jupe, se
faire racoler par des mecs plus âgés et boire des coups à l'oeil.
On aurait pu voler des trucs pour se sentir exister, pour la montée
d'adrénaline tu sais, pis on aurait eu à gogo d'maquillage, de
bracelets en toc et de bagouses à deux sous, à force de chourer
dans les boutiques pas chères, juste pour le fun. On aurait pu faire
des fugues et arrêter l'école, mentir sur notre âge ou même
tomber enceintes.
Mais
nan, on était encore vraiment des gosses, on avait encore nos dents
d'lait tellement on était des ptites, par rapport à d'autres. Au
lieu d'tout ça, on traquait un gars dans les couloirs du lycée en
gloussant nerveusement parce qu'on sentait bien que c'était nul,
mais quoi, il me plaisait, pis jamais j'aurai pu aller lui causer
simplement, comme on fait maintenant, hop coup d'oeil, hop
sourire discret hop j'me lève avec un air qui dit si t'es ok
tu peux m'rejoindre je serais au bar tu viens-tu ? (En vrai c'est pas
comme ça non plus maintenant mais bon.)
Tout
ça, les bières gratos, les mecs plus âgés, la chourave dans les
magasins cheap pis les joints, c'est venu bien après.
Avec
ma copine on avait un gros avantage dans notre amitié de filles,
c'est qu'on avait vraiment pas les mêmes goûts. Elle trouvait que
ce gars avait l'air paumé et indolent – et c'était précisément
ce que j'aimais. On savait par avance qu'untel lui plairait à elle
pis qu'à moi ça serait un autre. Y a des amitiés d'filles où tout
finit par s'emmêler parce qu'on s'aime tellement, on se sent
tellement jumelles qu'on finit par s'mélanger les goûts. Nous nan.
On était jour et nuit, on était les Telma et Louise modernes,
version soirée pyj et jus d'orange.
Mais
les gars tu sais c'est pas toujours futé, et y'en a même eu pour se
tromper de coeur, pour être séduits par elle quand c'était moi qui
rêvait d'eux le soir dans mon lit superposé d'gamine qu'a vite vite
grandi, ou des fois l'inverse, mais c'était plutôt rare.
Globalement les gars s'trompaient vachement plus dans l'sens elle
plutôt que moi, peut-être que je les choisissais mal finalement, ou
bien c'était mon air nigaud de fille pas aisée qui sait pas quoi
faire d'elle et d'ses longs bras. J'ai jamais eu l'air trop fin en
société, surtout si y a un gars qui m'plaît dans l'assemblée.
Notamment à cet âge là.
Pour
finir ce gars-là dont j'parle, on a été copains quelques temps
plus tard, on avait des amis communs et j'crois qu'il a jamais su que
je l'épiais dans les couloirs. Mon honneur était sauf. Un jour il a
fait une ruse de gars d'la lune qui sait séduire les filles et y m'a
embrassée, je m'souviens comment l'air était moite, dans la chambre
sombre d'la copine commune, avec les autres dans l'salon pis nous,
les bouches collées sur le matelas par terre, nos mains qui savaient
pas quoi faire pis qui s'étaient mêlées. J'crois bien qu'au fond
on devait avoir l'air de deux grandes nouilles masculin-féminin,
mais ça sonnait les trompettes de Jéricho dans ma tête, la
revanche et ce moment où tu commences à te dire que t'as p't-être
quelque chose qui peut plaire aux autres finalement -je veux dire,
ces autres qui ne sont ni ta mère ni ton chien ni ta meilleure
copine.
Une
dizaine de jours et beaucoup de roulages de pelles intensifs plus
tard, j'me croyais la reine du monde. J'allais le retrouver chez lui,
on parlait de la guerre et des Etats-Unis, on détestait les deux en
mangeant des cacahuètes, il buvait de la bière, moi je savais pas
ce que je buvais, j'aurai bien voulu un verre d'eau mais j'osais pas
l'dire, alors j'étais ok pour une bière.
J'allais
le retrouver dans des parcs, on se tenait pas par la main, on
trouvait que ça craignait, on se frôlait la peau des bras pis on
s'allongeait dans des coins secrets pour s'embrasser tranquilles.
J'allais
voir ses expos parce que oui il faisait des expos de peinture quand
on était ados - tu vois bien que j'étais obligée d'être une
groupie. Là je l'écoutais raconter pourquoi il avait mis telle
couleur, pourquoi il utilisait pas d'pinceau et comment le monde
était trop réactionnaire ces temps-ci, et les gens autour hochaient
vaguement la tête et moi j'me sentais fière.
Tout
ça, ça paraît durer une année mais en vrai ça faisait pas long
qu'on était ensemble, quand un jour il est venu vers moi avec un air
sombre mais digne, genre d'air où tu sais que ça sent pas bon avant
même qu'il ait ouvert la bouche. Et bien sûr il a dit qu'y fallait
qu'on parle exactement comme dans les films, et on s'est assis dans
l'herbe, et il a dit qu'on était pas compatibles finalement.
D'une
j'ai jamais compris pourquoi on dit aux gens amoureux « il faut
qu'on parle »; c'est cruel vu qu'en fait y a zéro discussion,
y a juste l'un qui enfouit à mains nues le coeur de l'autre dans un
grand torrent d'eau glacée. Y mettre les formes changera jamais
rien, c'est même pire. Donc steuple la prochaine fois que tu largues
quelqu'un fait le avec du sang et des larmes, et pas des gants de
chirurgiens. C'est plus crédible et moins mesquin.
De
deux j'ai pas compris non plus l'histoire de la compatibilité dans
les affaires de gars. Ça doit pourtant être important vu que
maintenant les sites de rencontres misent clairement là-dessus.
Peut-être il faut remplir un certain nombre de critères pour se
faire aimer correctement ? Peut-être il faut pouvoir cocher les
cases comme dans les feuilles d'la sécu ? Genre: grande, mange
essentiellement des nems et des radis, passion obsessionnelle pour la
littérature, air nigaud mais gentille, es-tu ok? J'sais pas.
Quoiqu'il
en soit ce jour-là où ma revanche sur ma vie clandestine de groupie
a pris fin, j'suis retournée dans le clan des filles qui s'sentent
nouilles avec les gars, mais j'ai plus jamais voulu suivre ce type
dans un couloir. J'crois bien qu'au fond, y m'avait surtout râpé le
dessus du coeur, genre de cicatrice d'amour-propre qui fait
d'avantage de bien que de mal, et depuis lui, j'ai jeté ma vie de
groupie dans la poubelle magique des amours déçus.
Un
coup d'broyeur et on en parle plus.