dimanche 2 juin 2013

#3 - Les gravillons




# 1 - Trophallaxie et voiture jaune
# 2 - Si sacrée sale





Mon sac à dos qu'était plus large que moi gisait par terre tandis que je cherchais la clef pour ouvrir la lourde porte de l'immeuble dans lequel j'habitais à cette époque.
Quand j'ai ouvert on était trois à s'engouffrer dans le vestibule qu'avait un joli dallage et des plantes vertes hautes comme des palmiers. C'était un joli vestibule dans Paris j'l'aimais bien, même si j'habitais au sixième étage ce qui faisait haut surtout avec nos sacs et tous les kilomètres qu'on avait dans les jambes, depuis le Portugal. Inutile de préciser qu'yavait pas d'ascenseur.
Je crois bien que ce soir-là on avait dormi les trois dans mon minuscule studio de bonne qui faisait 12m² au garrot mais qu'était bien belle quand même. Je l'aimais surtout pour son parquet et pour la cour minuscule que je pouvais voir en me penchant à la fenêtre.

Dans la cour yavait mon vélo multicolore que j'avais volé un jour devant un gendarme, on était les deux avec une amie on avait mis des jupes et elle des chaussures brillantes, pour voler un vélo faut s'habiller courtoisement. J'avais pris une scie à métaux de mon grand-père pis j'avais scié l'antivol du vélo pendant que mon amie faisait le guet, des gens voulaient nous aider je disais que j'avais perdu les clefs, des hommes costauds voulaient scier pour nous, ils avaient l'air de compatir à la difficulté de rompre la chaîne, au bout d'un moment on avait réussi et j'étais contente du vélo, c'était un vélo garé devant ma fac je passais tous les jours devant pendant des mois il bougeait pas il était vieux et peint en plein de couleur, un jour j'ai dit je vais le voler tant pis vu qu'il bouge jamais peut-être son propriétaire est parti pour Tombouctou. (Si tu as eu un vélovolé multicolore un jour je m'excuse si tu donnes ton adresse je t'envoie une surprise pour me faire pardonner, pis tu vois quelques temps après je me le suis fait voler alors quoi c'est la vie des vélos multico ils sont trop jolis voilà pourquoi.)

De mon studio j'aimais aussi les pigeons. Ils venaient caracoler et se séduire sur le rebord de ma fenêtre, j'ai toujours eu un faible pour ces sales bêtes, leurs pattes atrophiées me remplissent de pitié surtout à Paris et à Marseille où ils ont l'air toujours malades ou dépressifs -ceux des villages sont comme des tourterelles à côté.

Ce soir-là avec nos sacs à dos en vrac au milieu de la chambre c'était bizarre de se sentir enclos dans les murs d'un studio nous les trois qu'avions vécu des longues semaines à la belle étoile et sur les chemins, mais c'était le retour de voyage et heureusement qu'on était les uns contre les autres pour supporter le bruit dans le métro et les voitures furieuses et les passants aux yeux vides et le manteau lourd du quotidien qui retombait sur les épaules bronzées qu'on s'était façonnées tout l'été. On avait encore les goûts de figues et de miel dans la bouche et de la poussière sur nos pieds mais fallait secouer tout ça et reprendre la vie là où on l'avait laissée en partant.
Mon amoureux de voyage il avait pas ce genre de problème vu qu'il pouvait partir n'importe où n'importe quand, il avait de la nostalgie mais pas vraiment de tristesse de revenir, d'ailleurs quelques jours après ce soir là, il m'a serré contre lui pis lui et son sac à dos je les ai plus vu pendant longtemps. Ça faisait du vide et du silence de plus jamais entendre sa guitare dans mon sixième étage et j'ai essayé de faire comme si ça comptait pas trop, de pas s'écrire ni se téléphoner vu qu'on était libres comme des goélands voyageurs, mais j'attendais en secret de ses nouvelles. C'était une politique à lui de pas se contacter toujours, et au lieu de pas-toujours c'était plutôt même jamais.

Il y a certaines libertés qui peuvent faire des fois des mini-plaies aux gens, comme quand tu tombes sur le bitume ou les gravillons et que ça rappe ta paume des mains. C'est pas d'la vraie douleur, tu vas quand même pas pleurer, mais chaque geste t'y penses parce que ça te gène les picotements de mini-plaies. Moi j'avais ça dans le plexus à cause de sa liberté de pas m'écrire. C'était pas grave, c'est ça que je me disais et aussi j'avais trop de fierté pour dire que les gravillons peuvent faire mal quand même.

Mon amie-mocassins elle restait près de moi et du silence qui s'installait dans mes os, elle disait pas un mot, elle penchait ses regards obliques et je crois qu'elle voyait bien que j'avais des difficultés à revenir dans Paris, dans la vie d'avant l'été. On a repris notre amitié-fille qu'était bien cabossée et on a essayé de déchiffonner les amertumes et les absences, yavait d'la distance entre nous. C'était pas fini-fini mais la fêlure s'voyait quand même.
On a continué comme on faisait avant, de se laisser des messages à la craie sur les trottoirs, d'inventer des jeux dans le métro pour les passants, de peindre des arbres et des oiseaux sur les pubs géantes, de raconter des histoires dans des cafés, de tomber pour de faux amoureuses des mêmes garçons, de faire des plans de Paris en suivant les graffitis, quartier par quartier, de danser toute la nuit même pas saoules sur les quais de la Seine, de pique-niquer sur les toits, d'organiser des repas d'quartiers dans les squats-amis, bref, on a continué la vie mais ça suffisait plus pour moi, pis on sentait bien que ça pourrait pas durer.

Je voulais
1 revoir mon amoureux de voyage,
2 voyager encore,
3 plus faire des études mais faire la vraie vie.
C'était en gros les idées que j'avais à ce moment là, que les petites radicelles sous mes pieds se détachaient de la terre pour larguer les amarres et qu'il fallait partir. J'avais peut-être lu trop de livres des situationnistes, ch'ais pas. J'avais d'la rébellion dans les veines et tous les rapports -sauf quelques uns- me paraissaient faussés.

Cet automne-là Paris était violente pour moi et j'avais le goût d'autre chose dans le cœur.
Pis l'a. de voyage est revenu, les égratignures de graviers avaient pas croûtées, elles avaient fait des petits trous dans le plexus ça laissait une trace comme une queue d'comète mais rouge sur la peau.
Y avait du bien et du moins bien dans notre histoire, mais à cause de cette empreinte sur moi je voyais juste le bien et j'voulais pas croire à autre chose comme être raisonnable faire la part des choses réfléchir et aller doucement.

Je voulais l'aventure et le voyage.
Aussi quand il a dit à sa façon Tu viens-tu avec moi pour de bon sur la route, j'ai dit oui et si on savait pas -ni l'un ni l'autre- tout ce qui nous attendait, ce qu'était sûr c'est qu'à ce moment-là précis on était les deux plus heureux dans Paris.