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Deerandtree
Décembre
est toujours comme une porte qui s'ouvre et qui se ferme et qui
pousse à faire des bilans qui font de nous des vieux. Des vieux avec
des souvenirs dans les pupilles, gravés dans nos iris et sur nos
peaux, des soleils marqués au fer blanc, et quelques cicatrices.
J'avais
pas très envie de dresser le bilan de cette année, mais plutôt
d'ouvrir grand les fenêtres pour celle à venir. Je m'étais jamais
dit avec ça « quelle année pourrie », parce qu'y a
toujours du bon et du mauvais quoiqu'on en dise, mais faut bien
reconnaître qu'on avait eu notre part de jours tristes durant ces
douze derniers mois et que j'avais pas d'envie particulière de
mettre des croix blanches sur un almanach du temps passé. Les croix
blanches étaient marquées dans mon âme ou ce qui s'en rapproche,
de toute façon. D'un autre côté, certaines personnes sages
prétendent qu'il faut de grandes peines et des chagrins profonds
pour avoir des joies véritables. Je trouve ça un peu facile, quand
on touche le fond, mais bon. Peut-être que ce sont des bonnes
paroles à dire quand on est vieux et qu'on a vu beaucoup de choses.
En tout cas j'espérais secrètement que ça nous garantissait une
année à venir du tonnerre avec des cascades de bonheur et et des
myriades de rêves qui se réalisent, comme par exemple mon désir
inassouvi d'avoir enfin des poules – vu que t'avais dit non pour
les lapins...
Quoiqu'il
en soit, décembre était un hiver plat cette année, avec pas de
neige, pas de froid, que du mistral et de la pluie, et même pas de
température en dessous de zéro. J'avais un creux dans le coeur à
cause de la montagne qui me manquait, avec sa glace et ses frimas,
son grand ciel bleu et blanc découpé en arrêtes vertigineuses sur
le vert éternel des sapins et le brun tendre des mélèzes. J'avais
les jambes engourdies du manque de ballades en forêt, et une envie
de bêtes, de pelage et de paille, une envie de l'odeur du foin dans
une bergerie, de l'odeur du feu dans une cheminée, et du chien qui
dort en rond sur un tapis. Genre d'images des livres pour enfant, qui
existent en vrai mais loin d'ici, dans un pays où on sort avec sa
pelle pour déblayer le chemin à cause de la neige, où on coupe son
bois et où il fait super froid dans la maison le matin, avant
d'allumer le feu. Genre de vie qui me manque quand il fait 15° pour
Noël avec pas un milligramme de neige flottante dans le ciel.
Du
coup j'avais développé une addiction aux comptes instagram qui
montraient des images de montagnes, d'arbres et de neige, et je
tricotais de manière compulsive des cadeaux de Noël qu'étaient,
faut bien l'avouer, plutôt médiocres vu que je débutais encore,
mais ça me prenait comme une passion nouvelle ou retrouvée, et je
n'écrivais plus du tout, et je ne lisais pas, et je ne travaillais
plus. Je tricotais et je trouvais dans le tricot une philosophie de
la vie (comme dans l'auto-stop), comme par exemple ce gilet pour
l'enfant-à-venir d'une amie chère à mon coeur: j'avais recommencé
au moins six fois la première boutonnière, avant de comprendre
comment on fait réellement une boutonnière. Et pour la suivante (le
modèle en comptait cinq), il ne m'avait fallu que trois reprises.
J'avais fait la dernière en ricanant à tes folies à toi qu'était
rentré du travail et qu'essayait de me faire lâcher les aiguilles
pour qu'on se mette tout nus avec nos peaux sous nos mains
frémissantes. Et je me disais, en regardant mon gilet minuscule et
moelleux, que tricoter, ça t'apprend la persévérance et qu'avec du
travail on vient à bout des obstacles et de nos propres lacunes. Ça
paraît vieux, de penser ça, vieux comme une idée dont on n'a plus
besoin quand tout se télécharge, s'achète et se consomme, mais
c'était vrai pourtant. Et c'est vrai aussi que ce qui, en nous, va
lentement, s'enracine mieux et nous rend plus riche que ce à quoi on
accède facilement. Je me disais ces choses-là en écoutant la
musique du film Alabama Monroe (celui qui fait GRAVE pleurer)
et en recommençant la couture de la manche du gilet pour la
quatrième fois – vu que les deux premières fois j'avais cousu la
manche dans le sens de la largeur...
Décembre
passait lentement et en demi-teintes, avec un nouveau danseur dans
mon ventre qui tapait comme un sourd pour bien me rassurer toutes les
heures, que je m'inquiète pas, me dire que tout allait bien. Je
m'inquiétais souvent quand même, avec des choses pas rationnelles
et tu me disais constamment que tout irait bien, et que c'était
normal d'avoir peur. C'est étonnant les sentiments, comme rien ne
peut les contenir ni les endiguer, comme rien ne peut les soumettre
et comme il suffit de rien, d'une parole ou d'un regard pour les
éveiller.
Je
pensais à ça en tricotant et en lisant des trucs sur les familles
qui décident de dé-scolariser leurs enfants. C'est un truc qui se
fait beaucoup plus dans les pays anglo-saxons qu'en France, je ne
sais pas pourquoi. Et je ne sais pas pourquoi non plus, les familles
qui font ce choix sont souvent (pas tout le temps, mais souvent), des
familles chrétiennes. Je veux dire, des mères qui mettent sur leur
compte instagram des extraits de la Bible, et qui marque dans la
courte bio qu'est censée en dire long « Jesus lover »,
ce genre de famille très chrétiennes. Ça me fait me
demander s'il faut nécessairement croire en quelque chose de
religieux pour ne plus croire en notre système actuel, s'il faut en
passer par une recherche spirituelle ou quelque chose comme ça.
Peut-être que oui, et je dois admettre que je trouvais dans les
images de leur quotidien plus de douceur et de beauté que chez ces
militants radicaux, écologistes ou communistes, qui paraissent si
moroses et toujours en colère. (Et puis souvent, il y a de la neige,
des poules et des montagnes sur les photos de ces familles-là.)
Je
m'étais remise à prendre des photos de tout et de rien, du
quotidien, du coup. Le mien n'était pas si harmonieux et j'aurai pas
pu poser pour des magazines pour enfants parfaits et heureux. Mais
j'aimais ça quand même. Des fois, je les regardais le soir ou
n'importe quand d'ailleurs et j'aimais bien quand je retombais sur
celles des ballades avec Herell. Blottie dans les coussins du canapé,
je prenais ma bouffée d'air frais, mon bain d'herbes dans les pieds
et ma ration de terre et de grandes enjambées.
Et
puis il y avait le milliard de photos des chiots qu'on avait eu, pis
qu'étaient partis chacun vers leur vie à eux, loin de nous. C'est
vrai qu'après deux mois en compagnie des quatre bébis chiens, on en
avait fini avec les jappements fous, avec les grognements
hystériques, avec les couinements de 4h49, toutes les nuits. On en
avait fini avec le sol repeint de leurs pipis -et je n'écris pas le
pire.
On
en avait fini aussi avec leur poil si doux, et ça, ça me rendait
triste comme les pierres.
Ils
étaient si drôles, avec chacun leur façon singulière et belle de
venir nous dire bonjour, l'un en sautant sur nos jambes avec ses
petites griffes pointues, l'autre en se collant à nous et mon
préféré qui se mettait sur le dos dès qu'il nous voyait pour
recevoir nos caresses. C'était systématique: on s'approchait, il
remuait la queue tout heureux, il s'avançait vers nous, on
s'approchait encore et BIM, sur le dos!, avec des petits regards
d'amour et un dandinement vraiment, vraiment trop mignon. Mon ptit
chouchou quoi. Quand je pense à lui j'ai envie de faire des petits
coeurs partout, surtout là où il se couchait normalement.
Les
gens qui l'ont emmené sont venus de Lyon pour lui, une longue
distance je trouve – pour un chien qu'on n'a jamais vu qu'en
photo. Pendant tout le temps qu'a duré notre rencontre, je portais
mon ptit loup sur moi, je passais mes doigts dans son pelage noir et
feu, et je réalisais à quel point je l'aimais. J'avais envie qu'il
reste. Et puis il est parti.
Ils
l'ont mis dans leur belle audi qui emmenait mon petit chiot vers un
appartement lyonnais, lui qu'avait jamais pris un ascenseur de sa
courte vie et qui passait ses journées dans les herbes à courir
après sa mère et à manger des bouts de bois. Ils ne l'ont pas pris
sur leurs genoux, ils l'ont mis à l'arrière. Alors j'ai vu la
petite tête de mon chiot qui dépassait par la vitre, ses grosses
pattes appuyées sur le rebord de la fenêtre, son air surpris de ne
pas nous trouver dans la voiture – je me suis dit. Il nous
regardait à travers la vitre, et il a changé de place quand la
voiture a fait demi-tour, pour nous voir encore. Heureusement, un
petit chaos du moteur l'a fait glissé, et il ne nous a pas regardé
tout le temps où il quittait notre impasse. La belle audi est parti,
avec lui dedans, et une miette de mon coeur de fille-à-bêtes s'est
écrasée par terre, entre les cailloux de l'impasse. On s'est dit
qu'on allait peut-être fossiliser leurs crottes.
J'ai
repensé à cette nuit où ils sont venus au monde, aux premiers cris
de notre chienne, à son air perdu et bouleversé, et puis le calme
après la première naissance, comment elle léchait ce chiot tout
noir et gluant, comment j'ai coupé le cordon, et tous nos amis
autour qui observaient et qui donnaient des conseils, et qui
gardaient leur beau silence. On dînait dehors, sur la terrasse, et
Herell devait faire ses petits une semaine plus tard. Elle a eu les
premières contractions sur mes genoux.
Il
y avait quelque chose de primitif et de magique cette nuit-là, quand
nous avons pris le tout petit chiot dans la voiture, et sa mère
avec, et que les vibrations du moteur ont fait redémarrer le
travail. Deux autres chiots sont nés sur la route jusqu'à la
maison, je m'arrêtais sur le bord, tu me tendais le fil, les
ciseaux, je pinçais le cordon et couic, le voilà libre de téter.
Herell
était calme après le premier. Je l'observais s'éloigner pour les
mettre au monde un à un, et revenir vers le coussin sur lequel était
les premiers. Evidemment, dans la voiture elle n'était peut-être
pas très à l'aise.
Le
quatrième est né quelques heures plus tard, à la maison. Nous
avons veillé presque toute la nuit, et quand le quatrième est
arrivé, on s'est dit que c'était fini. On a dormi un peu.
Et
puis après, les soins, les premiers pipis, et leurs progrès
colossaux: ouvrir les yeux!, sortir du panier!, ramper!, se tenir sur
ses pattes!, sortir!
Et
deux mois plus tard les voilà qui s'en vont déjà vers leurs vies
de chien.
Cette
nuit-là, je me rappelle, il y avait quelque chose de très animal et
sacré dans la maison. Une force antique, vieille comme nos âmes,
qui s'était glissé dans la maison, et entre nous, et en nous.
Ca
faisait deux mois, donc, qu'ils étaient nés, et quelques temps
juste qu'ils étaient partis.
Deux
petits mois durant lesquels d'autres choses animales et sacrées
s'étaient passées, et qui donnent envie de rire et d'être heureux,
et qui font peur aussi. Comme toutes les choses primitives et belles
tu sais.
Décembre
on était allé au théâtre aussi, un soir, voir un ami qui jouait,
une lecture en fait.
Et,
en l'écoutant, lui qui lisait les textes d'un auteur italien engagé
dans les mouvements sociaux, dans les grèves et les manifestations
pacifistes qui viraient à l'émeute, en entendant ces textes qui
vibraient dans le noir du théâtre, devant des dizaines d'yeux et
d'oreilles bien calées dans leurs fauteuils, je me suis demandée à
quoi devrait servir la littérature, pour moi, si elle ne devait
avoir qu'un seul but.
(Et
bah j'ai pas vraiment trouvé, mais j'ai rayé quelques réponses
possibles et inutiles.)
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