Il
y a quelque chose de sidérant dans certaines nouvelles, qui fait
qu'on ne se souvient plus précisément de ce qu'on faisait au moment
où elles nous ont percutées. Il nous reste un semblant de souvenir,
mais comme une bribe d'explication qui s'arrête à mi-chemin dans
notre bouche.
Qu'est-ce
qu'on faisait quand on appris, pour l'attentat ?
Je
faisais un gâteau, je regardais des trucs sur facebook, le fil
d'actualité défilait, un enchaînement ininterrompu de photos
d'art, d'articles politiques mêlés de messages personnels : « qui
sort ce soir ? », « je cherche un appart pour une semaine
en Gironde, faîtes tourner ».
Je
crois que c'est comme ça oui. Sur Facebook. Une amie qui poste
« Qu'est-ce qui se passe chez Charlie Hebdo? ». Et je me
demande, oui, qu'est-ce qui se passe ? Je passe à autre chose.
Un
deuxième message m'alerte. Genre, des coups de feu, chez Charlie
Hebdo.
Je
continue mon gâteau, mais j'allume la radio. Je garde un oeil sur
l'ordinateur, j'ai les mains pleines de farine.
A
la radio, déjà, on ne parle que de ça. Et ce que j'entends me
sidère.
Je
ne sais pas quoi dire, qu'y a-t-il à dire ?
Depuis
deux semaines, le pays a basculé de manière étonnante, et je ne
reconnais plus personne – ou pesque.
J'ai
passé deux jours à suivre l'actualité avec frénésie, sans
pouvoir me concentrer sur autre chose. On doit tous avoir vécu ça,
un peu.
Je
me demande ce qui m'a le plus choqué. Si je devais, comme dans les
mauvais films américains, participer à des séances de debriefing
psychologique pour les gens frappés par un événement traumatisant,
qu'est-ce que je dirais ? Je sais pas.
Est-ce
que c'est la mort des dessinateurs dont les noms sont connus de tous,
ici ? Est-ce que c'est la mort tout court ? Est-ce que c'est la
violence de cette mort ? Est-ce que c'est la revendication des tueurs
? Est-ce que c'est le fait que ça se passe à Paris, dans un
quartier où des gens que j'aime vivent et évoluent ? Est-ce que
c'est la peur pour nos vies, qui semblent soudain toutes
potentiellement menacées ? Est-ce que c'est la peur pour les
réactions qui ne manqueront pas de venir, de toutes parts, de tous
les groupes près à s'élancer avec ardeur dans les communautarismes
les plus dangereux ? Je crois que c'est tout cela à la fois, oui.
Très
vite les réseaux sociaux se sont enflammés, et tout le monde avait
son mot à dire. J'ai fait comme tout le monde. Mais l'unisson des
voix que j'ai entendu m'a effrayée; un pays qui n'a plus qu'un seul
mot à la bouche, fut-ce celui de « liberté » me semble
bayonné. D'autres voix se sont élevées, pour mettre en garde, pour
nuancer, pour questionner, mais les gens libres n'ont pas voulu les
entendre. Au nom de la liberté – les autres doivent se taire.
Une
immense foule s'est élevée, marchant comme un seul homme sur les
villes. Je l'ai suivie moi aussi. Mais sans pancarte, et sans mot
d'ordre. Je n'aime pas les ordres. Et les hommes politiques qui
marchaient en tête de cortège semblaient avoir soudain retrouver
une nouvelle et étonnante légitimité, brillante comme un sous
neuf, même les plus critiquables d'entre eux. Un beau vernis sur
leur costume plein du sang des guerres qu'ils mènent à travers le
monde.
A
mesure qu'elle s'est amplifiée, je me suis questionné sur cette
voix qui crie pour couvrir toutes les autres, et qui dénoncent ceux
qui ne pensent pas comme elle.
La
télévision, que nous avons rallumée et dépoussiérée pour
l'occasion, elle aussi, tous les soirs, est Charlie. Et ça
m'inquiète. Je l'ai rendue à son silence, d'où je n'aurai pas dû
la tirer.
La
société découvre, horrifiée, que certains de ses membres ne
partagent pas toutes ses valeurs, et sont prêts à les discuter. On
est, par exemple, choqués que des enfants soient choqués par le
contenu d'un journal satirique, dont le but a toujours été d'être
… choquant. Et ça tourne en rond: les adultes affolés crient au
scandale, parce que les enfants ne veulent pas se taire,
symboliquement. Parce qu'ils ont des questions. On les expulse des
classes, pour mauvaise conduite, parce qu'ils ne savent pas ce que
c'est que la démocratie. Et l'on se demande, entre gens
bien-pensants, où l'on va avec tout ça.
*
J'ai
fini par baisser le rideau des réseaux sociaux, parce que ce cri, au
bout de quelques jours, a glacé mon sang. Et la consternation a
remplacé peu à peu la sidération et l'horreur.
Même
entre nous, nous ne sommes pas d'accord. Même avec moi-même, je ne
suis pas d'accord.
J'y
pense en observant mon chien que le grand air ébouriffe, et je
l'envie de n'avoir pas d'autre passion que de courir après les
oiseaux qui se posent dans les prés fauchés. L'humanité est
harassante et tellement bruyante.
Parfois,
j'aimerai pouvoir écrire non pas pour dire, mais pour me taire, pour
reconstruire des ilots de silence et de paix entre les gens, pour
tracer une frontière à partir de laquelle il n'y aurait plus ni
violence, ni heurt, ni combat. Pour faire l'éloge de la douceur.
Je
n'aime pas fermer les yeux sur le monde qui m'entoure, mais après
l'avoir longuement regardé en face ces jours-ci, j'ai envie de
fermer sans un bruit ma porte, et de m'enfouir sous les couvertures
avec toi, avec seulement le chant de ton souffle dans mon oreille et
l'arabesque en volutes de nos caresses sur mon ventre, dans lequel
bat et se meut tout un monde de silence.
Photo
de Olivier Bruyère