Je
l'avais rencontré pendant une fête à Paris dans un squat géant
qui s'appelait La serre volante, c'était un genre
d'entrepôt-verrière avec plein de gens dedans tout le temps. Je
m'en rappelle encore, il avait une chemise avec des carreaux de
différentes tailles et surtout elle était violette et rose plutôt
belle, et pis il avait une guitare, il en jouait par moment, elle
avait une corde en moins et un trou, il prétendait que ça changeait
pas trop-trop le son et bizarrement je l'ai cru.
On
était les deux seuls dans la foule parce que ma copine avait dû
partir plus tôt et que j'attendais d'autres gens qui devaient venir
pis qui sont jamais venus j'ai même pas demandé pourquoi après
coup, vu que je l'avais rencontré lui.
On
était les deux seuls, alors quand on s'est vu, on avait des sourires
en coin de rencontre qui disaient Tu veux-tu t'asseoir avec moi un
brin d'instant pour causer, que ça fasse passer le temps un peu plus
vite, et pis nos regards ils disaient déjà oui pour prendre un
moment à deux, causer avec la guitare posée à côté et mes yeux
sur la chemise elle avait un pouvoir un peu hypnotique comme les
années 70's.
Je
l'avais tout de suite aimé parce que j'avais dit Raconte-moi quelque
chose et il avait commencé à dire l'histoire d'une fourmi qui
s'appelait Renée et qui escaladait une montagne sacrée. Elle
pratiquait la trophallaxie.
Je
promets que j'avais pas bu grand chose quand on a dit Allez on fait
les loups et qu'on a fait les loups un bon gros temps dans le squat
où tout le monde s'en foutait vu que tout le monde était déjà
saoules -sauf nous. On a fait encore d'autres trucs comme des
dissertations orales pis on a enrubanné les gens sur la piste de
danse avec un élastique géant comme quand t'es p'tit à l'école,
on disait qu'on restaurait le lien social ça faisait rire ceux qui
dansaient -saoules j'te dis.
On
est resté là toute la nuit, à faire les fous, et on a vu le petit
jour sur le trottoir bleu-gris, y avait des mégots partout pis des
canettes renversées et des gens qui chantaient-beuglaient, on
trouvait tout beau, même les pigeons, tellement on s'aimait bien,
même l'odeur pipi d'chat qu'y a dans Paris au p'tit jour.
Après
ça on a pris le métro, et vu qu'on sortait pas au même arrêt il
s'est retourné sur le quai et j'ai vu ses bouts de cheveux qui
rebiquaient, ça faisait comme un sourire très doux. Il a agité la
main pis le métro est parti avec moi dedans, et un soleil dedans
moi.
On
s'était pas dit les prénoms même si on avait pratiqué la
trophallaxie façon humains, juste la bouche.
Y
a des semaines qui sont passées et j'en savais rien mais lui il me
cherchait partout.
Quand
il m'a téléphoné il a juste dit Salut c'est la fourmi tu viens-tu
dans la montagne avec moi ?
Il
avait demandé mon numéro à tout Paris. Les numéros de téléphone
dans les squats ça s'échange pas comme ça, on s'connait pas tous
bien, y'a bien trop d'gens, on change bien trop souvent de mobile pis
quoi, on donne pas les renseignements d'un coup non plus.
Alors
il m'a cherché un bon moment, pis même dans les endroits où il a
appris que j'allais, sur les quais de Jussieu la nuit, dans mes bars
à thé pis les bouibouis, les endroits où je faisais des
minis-spectacles de rien du tout, bref partout.
J'sais
même pas comment il a fait pour me retrouver mais il m'a téléphoné
et j'ai dit Oui pour sa montagne.
La
première fois qu'il est venu chez moi le matin il jouait de la
guitare tout nu sur mon lit pendant que je le regardais pas, et même
après quand je le regardais, ça fait que j'suis tombée bien fort
amoureuse de lui. C'était le genre vraiment libre et qui s'étonne
quand il voit que tout le monde a pas ça dans le ventre, un vent qui
secoue tout l'être de l'intérieur.
Après
ça on est parti en vacances avec ma copine que j'aimais fort et un
copain à lui que j'aimais pas tellement-tellement mais quoi j'allais
pas déjà râler.
Nos
vacances c'était d'aller au Portugal et comme on avait zéro sous on
a tout fait en stop et on couchait dehors à la belle étoile, ça va
on était pas pressés, on pouvait aller doucement.
On
avait un jeu que m'avait appris ma copine islandaise c'est un fameux
truc pour quand tu roules longtemps : faut repérer toutes les
voitures jaunes qui roulent (si elles sont garées ça match pas,
faut qu'elles soient en mouvement). Pis quand t'es fort aux voitures
tu peux faire les camions pis les vélos pis les motos pis au bout
d'un moment ça devient maladif et tout ce qui se déplace et qu'est
jaune tu le topes. Moi j'en suis aux chaussures jaunes, aux stylos
jaunes qu'on se jette pendant les cours, même les m&ms jaunes en
mouvement de la main à la bouche je les tope.
Ça
peut t'amuser quand tu fais du stop et que personne s'occupe de toi
sur ton bord de route.
Une
fois on est resté vraiment longtemps dans un tout p'tit village
d'Espagne près de Bilbao c'est mon pire souvenir de stop. D'abord on
était sur l'autoroute pis je sais pas pourquoi un type nous a emmené
vraiment pas loin, et il s'était gouré de sens. On a dû traverser
l'autoroute à pieds pour se retrouver du bon côté, je promets
qu'on l'a fait avec les gros sacs à dos et tout l'tintouin, tu
regardes à gauche pis à droite comme ta mère t'as appris pour
traverser la rue, sauf que là c'est une deux-fois-trois-voies, et
que les voitures roulent à 130. J'te raconte pas l'essoufflement pis
la sueur derrière les genoux quand t'arrives sur l'autr'bord.
Une
fois de l'autre côté ça a duré des heures avant que quelqu'un
nous fasse monter dans son auto pis quoi, le type nous dépose dans
ce village où il y avait une voiture toute les deux heures qui
passait, en plus j'avais oublié mon sac de couchage dans son coffre
on l'a vraiment maudit lui. (Pis moi aussi je m'suis maudite).
Comme
on était pour le partage en toute chose, on avait que la moitié de
la tente et c'était ma copine et son copain à lui qu'avait l'autre
bout, on avait genre les piquets et eux la toile, du coup on a dormi
à la belle étoile ce qui était habituel sauf que là il faisait
froid la nuit et une chaleur accablante le jour.
J'ai
bien cru qu'on allait mourir statufiés au bord de la route, couverts
de sable et de poussière et de craquelures de soleil, avec nos
petits pouces tendus sans une voiture qui passe.
On
faisait tellement peine à voir qu'un type d'un hôtel du village à
côté a fini par nous apporter des tortillas qu'étaient ben bonnes
mais qui m'ont rendu malade, c'était vraiment la joie de la bohème.
Heureusement
il nous restait sa guitare à lui, il en jouait le soir et moi je
nous racontais des histoires pour s'endormir dans les fourrés
froids.
Bref, au bout de trois jours (qu'avaient paru bien plus longs), à nouveau un type nous fait monter dans sa voiture et encore il nous dépose tôt le matin sur une nouvelle aire d'autoroute mais à quelques kilomètres seulement du village, j'ai cru que j'allais finir ma vie là, vieille et ridée, la malédiction du village qu'on pouvait plus quitter.
Bref, au bout de trois jours (qu'avaient paru bien plus longs), à nouveau un type nous fait monter dans sa voiture et encore il nous dépose tôt le matin sur une nouvelle aire d'autoroute mais à quelques kilomètres seulement du village, j'ai cru que j'allais finir ma vie là, vieille et ridée, la malédiction du village qu'on pouvait plus quitter.
Je
réfléchissais déjà à ce que je pourrais envisager comme vie dans
ce petit bled espagnol vu que les heures passaient sans que personne
s'occupe de nous. Je songeais sérieusement à devenir éleveuse de
lapins angoras ou bien peut-être tenir un hôtel comme dans Bagdad
Cafe, l'ambiance collait tout à fait.
On
demandait à tout le monde, tous les gens, s'ils allaient pas vers le
sud de l'Espagne.
Faut
avouer qu'on devait faire peur, vu qu'on dormait dehors depuis des
jours et qu'on venait de passer des moments vraiment difficiles.
Et
puis il y a eu ce gars bien propre sur lui mais qui venait de garer
sa camionnette JAUNE sur le parking, je dis Allez je vais lui
demander t'imagines si on se fait prendre par un gars en camionnette
JAUNE !
Je
m'avance vers le type qu'avait une mine gentille comme tout et qui
comprenait pas un mot de ce que je racontais mais j'ai montré nos
sacs, notre carton avec écrit des destinations du sud dessus, et ma
fourmi blonde trophallaxiste. Le gars a dit oui dans sa langue
énigmatique.
Et
devine quoi, il allait pile poil à Porto.
On
a fait tout le reste du chemin avec lui, on faisait que lui dire
merci dans toutes les langues qu'on connaissait tellement on était
reconnaissants, et lui il nous répondait merci aussi dans sa langue
qu'était, on l'a su plus tard, du hongrois.
C'est
là que j'ai commencé à sérieusement mettre au point ma théorie
sur le stop qu'est l'école de l'espoir et qui t'en apprend plein sur
la patience et la persévérance et les fruits du hasard mieux que
dans les histoires.
On
est arrivé les premiers à Porto où on a dormi sur une terrasse
abandonnée. On attendait ma copine et son copain-à-lui qui sont
arrivé le lendemain seulement.