samedi 18 mai 2013

#1 - Trophallaxie et voiture jaune






Je l'avais rencontré pendant une fête à Paris dans un squat géant qui s'appelait La serre volante, c'était un genre d'entrepôt-verrière avec plein de gens dedans tout le temps. Je m'en rappelle encore, il avait une chemise avec des carreaux de différentes tailles et surtout elle était violette et rose plutôt belle, et pis il avait une guitare, il en jouait par moment, elle avait une corde en moins et un trou, il prétendait que ça changeait pas trop-trop le son et bizarrement je l'ai cru.

On était les deux seuls dans la foule parce que ma copine avait dû partir plus tôt et que j'attendais d'autres gens qui devaient venir pis qui sont jamais venus j'ai même pas demandé pourquoi après coup, vu que je l'avais rencontré lui.

On était les deux seuls, alors quand on s'est vu, on avait des sourires en coin de rencontre qui disaient Tu veux-tu t'asseoir avec moi un brin d'instant pour causer, que ça fasse passer le temps un peu plus vite, et pis nos regards ils disaient déjà oui pour prendre un moment à deux, causer avec la guitare posée à côté et mes yeux sur la chemise elle avait un pouvoir un peu hypnotique comme les années 70's.

Je l'avais tout de suite aimé parce que j'avais dit Raconte-moi quelque chose et il avait commencé à dire l'histoire d'une fourmi qui s'appelait Renée et qui escaladait une montagne sacrée. Elle pratiquait la trophallaxie.

Je promets que j'avais pas bu grand chose quand on a dit Allez on fait les loups et qu'on a fait les loups un bon gros temps dans le squat où tout le monde s'en foutait vu que tout le monde était déjà saoules -sauf nous. On a fait encore d'autres trucs comme des dissertations orales pis on a enrubanné les gens sur la piste de danse avec un élastique géant comme quand t'es p'tit à l'école, on disait qu'on restaurait le lien social ça faisait rire ceux qui dansaient -saoules j'te dis.

On est resté là toute la nuit, à faire les fous, et on a vu le petit jour sur le trottoir bleu-gris, y avait des mégots partout pis des canettes renversées et des gens qui chantaient-beuglaient, on trouvait tout beau, même les pigeons, tellement on s'aimait bien, même l'odeur pipi d'chat qu'y a dans Paris au p'tit jour.

Après ça on a pris le métro, et vu qu'on sortait pas au même arrêt il s'est retourné sur le quai et j'ai vu ses bouts de cheveux qui rebiquaient, ça faisait comme un sourire très doux. Il a agité la main pis le métro est parti avec moi dedans, et un soleil dedans moi.

On s'était pas dit les prénoms même si on avait pratiqué la trophallaxie façon humains, juste la bouche.

Y a des semaines qui sont passées et j'en savais rien mais lui il me cherchait partout.
Quand il m'a téléphoné il a juste dit Salut c'est la fourmi tu viens-tu dans la montagne avec moi ?
Il avait demandé mon numéro à tout Paris. Les numéros de téléphone dans les squats ça s'échange pas comme ça, on s'connait pas tous bien, y'a bien trop d'gens, on change bien trop souvent de mobile pis quoi, on donne pas les renseignements d'un coup non plus.
Alors il m'a cherché un bon moment, pis même dans les endroits où il a appris que j'allais, sur les quais de Jussieu la nuit, dans mes bars à thé pis les bouibouis, les endroits où je faisais des minis-spectacles de rien du tout, bref partout.
J'sais même pas comment il a fait pour me retrouver mais il m'a téléphoné et j'ai dit Oui pour sa montagne.

La première fois qu'il est venu chez moi le matin il jouait de la guitare tout nu sur mon lit pendant que je le regardais pas, et même après quand je le regardais, ça fait que j'suis tombée bien fort amoureuse de lui. C'était le genre vraiment libre et qui s'étonne quand il voit que tout le monde a pas ça dans le ventre, un vent qui secoue tout l'être de l'intérieur.

Après ça on est parti en vacances avec ma copine que j'aimais fort et un copain à lui que j'aimais pas tellement-tellement mais quoi j'allais pas déjà râler.
Nos vacances c'était d'aller au Portugal et comme on avait zéro sous on a tout fait en stop et on couchait dehors à la belle étoile, ça va on était pas pressés, on pouvait aller doucement.

On avait un jeu que m'avait appris ma copine islandaise c'est un fameux truc pour quand tu roules longtemps : faut repérer toutes les voitures jaunes qui roulent (si elles sont garées ça match pas, faut qu'elles soient en mouvement). Pis quand t'es fort aux voitures tu peux faire les camions pis les vélos pis les motos pis au bout d'un moment ça devient maladif et tout ce qui se déplace et qu'est jaune tu le topes. Moi j'en suis aux chaussures jaunes, aux stylos jaunes qu'on se jette pendant les cours, même les m&ms jaunes en mouvement de la main à la bouche je les tope.
Ça peut t'amuser quand tu fais du stop et que personne s'occupe de toi sur ton bord de route.

Une fois on est resté vraiment longtemps dans un tout p'tit village d'Espagne près de Bilbao c'est mon pire souvenir de stop. D'abord on était sur l'autoroute pis je sais pas pourquoi un type nous a emmené vraiment pas loin, et il s'était gouré de sens. On a dû traverser l'autoroute à pieds pour se retrouver du bon côté, je promets qu'on l'a fait avec les gros sacs à dos et tout l'tintouin, tu regardes à gauche pis à droite comme ta mère t'as appris pour traverser la rue, sauf que là c'est une deux-fois-trois-voies, et que les voitures roulent à 130. J'te raconte pas l'essoufflement pis la sueur derrière les genoux quand t'arrives sur l'autr'bord.
Une fois de l'autre côté ça a duré des heures avant que quelqu'un nous fasse monter dans son auto pis quoi, le type nous dépose dans ce village où il y avait une voiture toute les deux heures qui passait, en plus j'avais oublié mon sac de couchage dans son coffre on l'a vraiment maudit lui. (Pis moi aussi je m'suis maudite).

Comme on était pour le partage en toute chose, on avait que la moitié de la tente et c'était ma copine et son copain à lui qu'avait l'autre bout, on avait genre les piquets et eux la toile, du coup on a dormi à la belle étoile ce qui était habituel sauf que là il faisait froid la nuit et une chaleur accablante le jour.
J'ai bien cru qu'on allait mourir statufiés au bord de la route, couverts de sable et de poussière et de craquelures de soleil, avec nos petits pouces tendus sans une voiture qui passe.
On faisait tellement peine à voir qu'un type d'un hôtel du village à côté a fini par nous apporter des tortillas qu'étaient ben bonnes mais qui m'ont rendu malade, c'était vraiment la joie de la bohème.

Heureusement il nous restait sa guitare à lui, il en jouait le soir et moi je nous racontais des histoires pour s'endormir dans les fourrés froids.
Bref, au bout de trois jours (qu'avaient paru bien plus longs), à nouveau un type nous fait monter dans sa voiture et encore il nous dépose tôt le matin sur une nouvelle aire d'autoroute mais à quelques kilomètres seulement du village, j'ai cru que j'allais finir ma vie là, vieille et ridée, la malédiction du village qu'on pouvait plus quitter.
Je réfléchissais déjà à ce que je pourrais envisager comme vie dans ce petit bled espagnol vu que les heures passaient sans que personne s'occupe de nous. Je songeais sérieusement à devenir éleveuse de lapins angoras ou bien peut-être tenir un hôtel comme dans Bagdad Cafe, l'ambiance collait tout à fait.

On demandait à tout le monde, tous les gens, s'ils allaient pas vers le sud de l'Espagne.
Faut avouer qu'on devait faire peur, vu qu'on dormait dehors depuis des jours et qu'on venait de passer des moments vraiment difficiles.
Et puis il y a eu ce gars bien propre sur lui mais qui venait de garer sa camionnette JAUNE sur le parking, je dis Allez je vais lui demander t'imagines si on se fait prendre par un gars en camionnette JAUNE !
Je m'avance vers le type qu'avait une mine gentille comme tout et qui comprenait pas un mot de ce que je racontais mais j'ai montré nos sacs, notre carton avec écrit des destinations du sud dessus, et ma fourmi blonde trophallaxiste. Le gars a dit oui dans sa langue énigmatique.

Et devine quoi, il allait pile poil à Porto.
On a fait tout le reste du chemin avec lui, on faisait que lui dire merci dans toutes les langues qu'on connaissait tellement on était reconnaissants, et lui il nous répondait merci aussi dans sa langue qu'était, on l'a su plus tard, du hongrois.
C'est là que j'ai commencé à sérieusement mettre au point ma théorie sur le stop qu'est l'école de l'espoir et qui t'en apprend plein sur la patience et la persévérance et les fruits du hasard mieux que dans les histoires.

On est arrivé les premiers à Porto où on a dormi sur une terrasse abandonnée. On attendait ma copine et son copain-à-lui qui sont arrivé le lendemain seulement.