dimanche 1 février 2015

La non-histoire de coeur

 


Je peux écrire que des morceaux éparses de souvenirs sur ce type-là, je ne peux que le défaire de l'histoire qui pourrait se raconter, simplement parce que c'était pas une vraie histoire, c'était comme des bouts de rencontre nouvelle à chaque fois, des coïncidences de retrouvailles jetées à droite à gauche, au hasard, des choses qu'on se disait en secret, en douce, entre deux portes chez des amis, ses mains qui rampaient sous mes habits c'était furtif et fuyant et ça n'annonçait ni futur ni passé, c'était tout dans un présent qui avait l'air de jamais exister, qui avait l'air d'un secret qu'on serait les seuls à connaître lui et moi, mais qui ne nous rapprochait pas vraiment.


C'était ce genre de type qui ramasse les filles à la pelle, qui en fait des filles faciles ou des idiotes éperdues, à cette époque où le cœur est malformé, et qu'on a toujours ce sentiment que les garçons sont en position de force quand on fait l'amour qui n'en est pas.
Ces garçons-là, à cet âge-là, on sait jamais ce qu'ils pensent, s'ils vont nous aimer ou pas, s'ils vont nous trouver désirables un jour, ni si on en a envie d'ailleurs – mais on se demande quand même. Pis un soir où on a trop bu ça se déclare, on se dit mais c'est pas vrai, il flirte là, clairement il flirte. On se dit ça en se demandant si on veut aller là-dedans, si on va se laisser séduire, et on réalise toujours trop tard que quand on a cette pensée-là, c'est déjà cuit. Qu'on a déjà les pieds en plein dans une histoire qui en sera pas une, et qui pourra faire de nous cette fille facile qu'on n'aime pas être, ou cette brave gourde sentimentale qu'on déteste encore plus.
C'est l'adolescence ou ce qu'il en reste, qui s'égare encore dans nos poitrines.

*

Y a eu ce soir donc – d'alcool donc – qui a allumé des regards dans nos yeux, l'un pour l'autre.

On n'était jamais seuls, à cette époque on est jamais seul, il y a toujours la masse chaude et bruyante des amis qui se pressent contre nous, confusément et qui nous rend tellement vivant. On s'éclipsait parfois. Je savais pas encore si j'aimais ça, qu'il tienne mon cou dans sa main quand on dansait devant les autres. J'me sentais prise au piège, spécialement parce que j'aimais déjà sa peau et son odeur et le poids de son bras sur mon épaule, pis surtout sa façon de plisser les yeux quand il glissait sa langue entre mes lèvres. Mais j'aurai mieux aimé que ça se sache pas, sans doute.
Ou bien qu'il tombe clairement amoureux de moi.

Mais il tombait pas amoureux.
Et comme il est pas tombé amoureux, c'est devenu un jeu entre nous, qu'il fasse comme si il m'aimait bien, et que je fasse comme si j'en avais besoin. On jouait à qui cèderait le premier, lui avec le corps, moi avec le cœur. On était beaux joueurs, on se donnait toujours une chance d'être conquis.
Pis ça a commencé à se savoir un peu parmi nos amis. Je me souviens qu'on me demandait si on l'avait fait – coucher. On le faisait pas. Alors on me demandait si on sortait ensemble, ou quoi. On le faisait pas non plus.
On a fini par finir toutes les soirées ensemble, des fois même où il avait embrassé d'autres filles avant, quand elles étaient parties, celles qui allaient écrire dans leur journal avant de s'endormir que ce type-là les avait draguées, et qu'elles savaient plus où elles en étaient, avec des gros points d'interrogations sur la page et souligné en rouge. Exactement comme j'avais fait le premier soir, mais maintenant c'était différent.
Même si je savais pas bien où on en était.

*

Il a gagné une sacrée manche le jour où je l'ai laissé mettre ses mains sous mon tee-shirt et remonter d'un geste vif sous mon soutien-gorge, on était chez des copains, ça s'est passé dans le couloir et on est revenu comme si de rien n'était, mais tout le monde s'en foutait, pis surtout tout le monde savait bien qu'il se passait quelque chose, mais quoi, ça non on savait pas.
Peu de temps après ça, j'ai marqué des gros points à mon tour: il a commencé à me raconter des choses sur lui, au téléphone.
On a entamé une discussion longue de plusieurs mois par textos interposés, par coups de fil et sur le net. Il commençait toujours par des mini-fantasmes à deux-sous-six-piasses pour finir par me parler de lui, de plus en plus. Mais face à face on parlait jamais de ça. Face à face il n'y avait que nos corps.
Un jour il m'a dit qu'il était amoureux. Elle s'appelait Lucie.
J'ai trouvé que j'avais gagné: j'avais eu son cœur, même si son cœur était pas pour moi.

A partir de là on a commencé à se voir juste pour se voir, et pas seulement dans les soirées. Il venait avec son gros scooter jusque vers chez moi et on se retrouvait dans la forêt, j'habitais pas loin. On marchait sur les chemins bordés de buissons et de fougères et y avait toujours cette gêne entre nous, cette gêne des débuts, où on savait pas trop quoi se dire. Pis on finissait par rien dire, par s'asseoir côte à côte et alors il mettait son bras lourd sur moi, il passait son autre main sous mes habits, il allait lentement maintenant, jusqu'à mes seins qu'il caressait par-dessous le tissu. Je me débattais un peu, pour la forme, pour le jeu, parce qu'on avait toujours fait comme ça. Il ralentissait encore, il repartait et revenait jusqu'à ce que je le laisse faire. Il faisait ça bien et mes seins et mon ventre s'étaient habitué aux mouvements de ses doigts sur ma peau. Il plissait toujours ses yeux en m'embrassant et sa langue était douce sur la mienne. Il me renversait dans les feuilles mortes, les racines des grands arbres meurtrissaient mon dos – je m'en foutais. Il pressait contre moi son sexe endigué par ses habits et je sentais toute cette chaleur, tout ce désir, et j'avais envie d'abandon moi aussi.
Mais dès que ses doigts trouvaient la lisière de ma culotte, j'étais révoltée et je l'arrêtais vraiment. On restait étendus comme ça, avec sa main juste entre ma peau et l'élastique de mes dessous, son bras autour de mes épaules, et la forêt autour.
Alors je lui demandais où il en était avec la fille qu'il aimait. Il disait qu'il en était nulle part, qu'elle voudrait jamais de lui, il disait ça avec une voix de garçon fragile, et j'aimais ça parce que c'était rare chez lui.
Je notais plus rien dans mon journal, je collais dedans des bouts de feuilles, des morceaux d'écorce, des fleurs séchées que je ramenais de la forêt, chaque fois que j'y allais avec lui. Ma chambre se remplissait peu à peu de pommes de pin, de petits bouts de bois, de cailloux lisses et doux.

Je sais pas combien de temps ça a duré comme ça, ni qui avait gagné, au final. Sans doute nous deux, même si personne n'avait eu ce qu'il voulait au départ. Je sais pas ce qu'il pensait de ce nous qui existait même pas, mais je sais qu'y avait de la tendresse à cet endroit-là, qui est resté secret entre lui et moi. Et je me demande des fois ce que ça ferait, de faire l'amour avec lui. Je me demande, si un jour on se recroise, ce qu'on ressentira. Je crois qu'on sera comme deux vieux amis, avec des peaux qui frémissent pis qui se rendorment tranquillement.

*

Un jour la fille qu'il aimait a bien voulu de lui. Et j'ai écrit dans mon journal à quel point j'étais heureuse – et c'était vrai.